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Quand il abaissa son arme, il lui sembla que l’air s’était figé autour de lui. Il regarda tous ces corps épais sur leurs jambes torses, ces faces plates qui faisaient de farouches efforts pour rester impassibles. Leur odeur caractéristique assaillait ses narines ; c’était une odeur forte, de sueur, de chevaux et de fumée. Il se sentait aussi peu humain qu’il devait le paraître à leurs yeux.

— C’est la moins meurtrière des armes que nous utilisons, dit-il. Une âme ainsi arrachée à son corps ne trouverait pas le chemin du ciel.

Il fit demi-tour. Sandoval le suivit. Leurs chevaux avaient été attachés à un pieu, leur attirail empilé à proximité. Sans dire un mot, ils sellèrent les deux bêtes, les enfourchèrent lestement et s’enfoncèrent dans la forêt.

Le feu flamboya sous l’effet d’un brusque coup de vent. Préparé avec la parcimonie et l’habileté d’un coureur des bois, il dissipa un instant l’ombre où étaient plongés les deux hommes, laissant entrevoir leur front, leur nez, leurs pommettes tirant un reflet de leurs yeux. Puis il retomba en crachotant, rouge et bleu au-dessus des braises ardentes, et l’obscurité les engloutit de nouveau.

Everard aimait autant cela. Il porta à sa bouche la pipe qu’il tripotait depuis un moment, en mordit fermement le tuyau et aspira une profonde bouffée de fumée qui ne lui apporta qu’un faible réconfort. Quand il parlait, la plainte du vent dans les arbres, haut dans le ciel nocturne, couvrait presque sa voix, ce qu’il ne regrettait pas non plus.

Non loin d’eux se trouvaient leurs sacs de couchage, leurs chevaux, la machine – chariot antigravité combiné à un saute-temps – qui les avait amenés. Hormis cela, la contrée alentour était vide sur des kilomètres et des kilomètres, seulement parsemée de feux humains comme le leur, aussi minuscules et solitaires que les étoiles dans l’univers. Au loin, un loup poussa un long hurlement.

— J’imagine, dit Everard, que tout flic doit se sentir parfois une âme vile. Vous n’avez été qu’observateur jusqu’ici, John. Des tâches actives comme celles qu’on m’assigne sont souvent difficiles à accepter.

— Oui. (Sandoval avait été encore plus silencieux que son ami. Depuis le dîner, il avait à peine remué.)

— Et maintenant ceci. Quoi que vous ayez à faire, pour annuler une intervention temporelle, vous pouvez du moins penser que vous rétablissez la ligne originale d’évolution des événements. (Everard tira sur sa pipe.) Ne me rappelez pas que « originale » est sans importance dans ce contexte. C’est un mot qui console.

— Oui, bien sûr.

— Mais quand nos patrons, nos chers surhommes daneeliens, nous disent à nous d’intervenir… Nous savons que les gens de Toktai ne sont jamais rentrés au Cathay. Pourquoi devrions-nous, vous et moi, nous en mêler ? S’ils tombaient sur des Indiens hostiles ou je ne sais qui et étaient exterminés, cela m’importerait peu. Pas plus du moins que ne m’importe tout incident similaire dans ce bon Dieu d’abattoir qu’on appelle l’histoire humaine.

— Nous n’avons pas besoin de les tuer, vous savez. Il suffit de leur faire rebrousser chemin. Il se peut que votre démonstration de cet après-midi soit suffisante.

— Oui. Rebrousser chemin… et puis quoi ? Probablement périr en mer. Leur retour ne sera pas facile ; tempêtes, brouillard, courants, récifs. Et nous les aurons mis en route précisément à ce moment-là ! Si nous n’intervenions pas, ils repartiraient plus tard ; les circonstances du voyage seraient différentes… Pourquoi charger notre conscience de cette responsabilité ?

— Ils pourraient même rentrer à bon port, murmura Sandoval.

— Quoi ? fit Everard en sursaut.

— Il est évident qu’ils ont de bons capitaines et de bons équipages. Je pense que leurs chances seraient excellentes. Surtout s’ils se dirigent droit à travers l’océan, en passant par les Hawaii, la Micronésie et les Philippines… et j’imagine que les Chinois sont assez forts en géographie pour envisager cette voie. Manse, je crains qu’il ne soit pas suffisant de leur faire simplement peur.

— Mais ils ne rentreront pas dans leur pays ! Nous le savons !

— Supposons qu’ils y parviennent. (Sandoval se mit à parler un peu plus fort et beaucoup plus vite. Le vent de la nuit grondait autour de ses paroles.) Réfléchissons un instant. Supposons que Toktai continue d’avancer en direction du sud-est. On voit difficilement ce qui pourrait l’arrêter. Ses hommes peuvent vivre sur le pays, même dans les déserts, beaucoup plus commodément que Coronado ou aucun de ces explorateurs. Il n’a pas à aller bien loin avant d’arriver chez des peuples du néolithique supérieur, les tribus agricoles Pueblos. Cela l’encouragera encore. Il atteindra le Mexique avant le mois d’août. Le Mexique est aussi éblouissant maintenant qu’il l’était – qu’il le sera, plutôt – au temps de Cortès. Et il y a plus tentant encore : les Aztèques et les Toltèques continuent de lutter pour la suprématie, cependant qu’un grand nombre d’autres tribus sont toutes disposées à aider contre eux un nouvel arrivant. Les canons espagnols n’y ont rien changé, n’y changeront rien, comme vous vous le rappellerez si vous avez lu Diaz. Individuellement, la supériorité des Mongols est égale à celle des Espagnols… Non pas que j’imagine que Toktai passerait immédiatement à l’attaque. Il se montrerait sans doute très poli, passerait l’hiver sur place, rassemblerait tous les renseignements qu’il pourrait. L’année prochaine, il pourrait remonter vers le nord, s’embarquer pour son voyage de retour et rapporter à Koublaï que certains territoires parmi les plus riches, les plus gorgés d’or de la terre n’attendent que leur conquérant !

— Et les autres Indiens ? demanda Everard. Je n’ai sur eux que des données vagues.

— Le Nouvel Empire maya est à son apogée. Un gros morceau à avaler, mais avec une récompense en conséquence. J’incline à penser qu’une fois les Mongols établis au Mexique, rien ne les arrêterait. Le Pérou a une culture encore plus développée en ce moment, et beaucoup moins d’organisation que n’en a affronté Pizarro ; les Quichuas-Aymaras, la race dénommée inca, ne forment encore qu’une seule puissance parmi d’autres, nombreuses, là-bas.

« Et puis le terrain ! Vous imaginez-vous ce qu’une tribu mongole ferait des Grandes Plaines ?

— Je ne les vois pas émigrant en hordes, dit Everard. (Il y avait dans la voix de Sandoval une intonation qui l’indisposait et le mettait sur la défensive.) Trop de Sibérie et d’Alaska sur leur chemin.

— Des obstacles pires ont été surmontés. Je ne veux pas dire qu’ils se répandraient sur le pays tout d’un coup. Il leur faudrait peut-être quelques siècles pour commencer une immigration en masse, comme il en faudra aux Européens. J’imagine une série de clans et de tribus s’établissant en l’espace de quelques années tout le long de la côte occidentale de l’Amérique du Nord. Le Mexique et le Yucatan sont absorbés, ou, plus vraisemblablement, deviennent des khanats. Les tribus de pasteurs se déplacent vers l’est à mesure que croît leur population et qu’arrivent de nouveaux immigrants. Rappelez-vous que la dynastie des Yuan doit être renversée en moins d’un siècle, ce qui contraindra encore davantage les Mongols à quitter l’Asie. Et les Chinois viendront ici aussi, pour cultiver la terre et se partager l’or.