— Permettez-moi de vous dire que je me serais attendu à ce que vous soyez le dernier à vouloir hâter la conquête de l’Amérique, interrompit doucement Everard.
— Ce serait une conquête différente, dit Sandoval. Je me soucie peu des Aztèques. Si vous les étudiez, vous conviendrez que Cortès a fait une faveur au Mexique. Ce serait dur également pour d’autres tribus plus inoffensives, pendant quelque temps. Et cependant les Mongols ne sont pas des barbares à ce point. Qu’en pensez-vous ? Notre éducation occidentale nous inspire des préventions à leur égard. Nous oublions combien de tortures et de massacres les Européens ont connus à la même époque.
« Les Mongols sont assez comparables aux anciens Romains. Même méthode consistant à dépeupler les régions qui résistent, mais à respecter les droits de celles qui font leur soumission. Même protection armée et même compétence gouvernementale. Même caractère national prosaïque et peu novateur. Mais la même crainte et la même envie d’une vraie civilisation. La Pax Mongolica s’étend actuellement à une région plus grande et réunit en un contact stimulant plus de peuples différents que ne l’eût imaginé ce mesquin Empire romain.
« Quant aux Indiens, souvenez-vous que les Mongols sont des pasteurs. Il n’y aura rien de comparable au conflit insoluble entre chasseur et cultivateur qui a causé la destruction de l’Indien par l’homme blanc. Le Mongol, d’ailleurs, n’a pas de préjugés raciaux et, après avoir lutté un temps très court, le Navajo, le Cherokee, le Séminole, l’Algonquin, le Chippewa, le Dakota, seront heureux de se soumettre et de s’allier. Pourquoi ne le feraient-ils pas ? Ils obtiendront des chevaux, des moutons, des bêtes à cornes, des textiles, des produits métalliques. Ils l’emporteront en nombre sur les envahisseurs et seront beaucoup plus près de traiter d’égal à égal avec eux qu’avec les fermiers blancs et leur industrie de l’ère mécanique. Et puis, il y aura les Chinois, comme je l’ai déjà dit, servant de levain à tout mélange, enseignant la civilisation et aiguisant les esprits…
« Sapristi, Manse ! Quand Christophe Colomb arrivera ici, il y trouvera son Grand Mogol ! Le Sachem-Khan de la plus forte nation du monde !
Sandoval s’interrompit. Everard écoutait les branches craquer dans le vent comme des bois de potence. Il demeura longtemps à scruter l’obscurité avant de dire :
— C’est possible. Naturellement, il nous faudrait rester dans ce siècle jusqu’à ce que le point décisif soit passé. Notre propre monde n’existerait pas. N’aurait jamais existé.
— Ce n’était pas un monde tellement épatant tout compte fait, dit Sandoval comme dans un rêve.
— Vous pourriez penser à vos… euh… vos parents. Ils n’auraient jamais vu le jour non plus.
— Ils vivaient dans une hutte misérable. J’ai vu mon père pleurer parce qu’il ne pouvait nous acheter des chaussures pour l’hiver. Ma mère est morte tuberculeuse.
Everard restait assis immobile. Ce fut Sandoval qui bougea le premier et se dressa sur ses pieds avec un rire grinçant.
— Mais je radote. Couchons-nous. Dois-je prendre la garde le premier ?
Everard le laissa prendre la garde, mais resta longtemps éveillé.
La machine avait sauté de deux jours en avant et planait maintenant très haut, invisible à l’œil nu. Autour d’elle, l’air était léger et vif. Everard frissonna en ajustant son télescope électronique. Même à la puissance de grossissement maxima, la caravane n’apparaissait guère plus que comme des taches minuscules peinant à travers l’immensité verte. Mais aucune autre troupe dans l’hémisphère occidental n’aurait pu voyager à cheval.
Il se tourna sur la selle de l’engin pour faire face à son compagnon.
— Que fait-on maintenant ?
Le large visage de Sandoval était impénétrable.
— Ma foi, si notre démonstration n’a pas fait d’effet…
— Bien sûr que non qu’elle n’en a pas fait ! Je jurerais qu’ils se dirigent vers le sud deux fois plus vite qu’avant. Pourquoi ?
— Il faudrait que je les connaisse tous beaucoup mieux que je ne les connais, en tant qu’individus, pour vous donner une réponse valable, Manse. Mais, dans le fond, ce doit être parce que nous avons lancé un défi à leur courage. Une culture guerrière, le cran et la témérité comptant comme seules vertus absolues… que pourraient-ils faire sinon continuer ? S’ils battaient en retraite devant une simple menace, jamais ils ne se le pardonneraient.
— Mais les Mongols ne sont pas des idiots ! Ils n’ont pas réalisé toutes leurs conquêtes par la force brutale, mais en comprenant autrement mieux que leurs adversaires les principes militaires. Toktai devrait faire demi-tour, rapporter ce qu’il a vu à l’Empereur, et organiser une expédition plus importante.
— Les hommes restés aux navires peuvent le faire, rappela Sandoval. Maintenant que j’y réfléchis, je me rends compte combien nous avons grossièrement sous-estimé Toktai. Il a dû fixer un délai, probablement l’année prochaine, pour le retour des navires en Chine s’il ne reparaît pas. Quand il trouve quelque chose d’intéressant en route, comme nous par exemple, il peut dépêcher au camp de base un Indien avec un message.
Everard approuva de la tête. Il lui vint à l’esprit qu’on l’avait entraîné dans cette entreprise sans lui donner, à aucun moment, le temps de la préparer. D’où ce résultat navrant. Mais dans quelle mesure le manque d’empressement inconscient de Sandoval en était-il la cause ? Au bout d’un moment, Everard dit :
— Ils ont même pu trouver quelque chose de louche en nous. Les Mongols ont toujours été doués pour la guerre psychologique.
— Possible. Mais que faisons-nous maintenant ?
Leur fondre dessus de cette hauteur, tirer quelques rafales du canon à énergie du XLIe siècle monté sur ce cyclo-temps, et c’est fini… Non, je le jure, on peut m’envoyer sur la planète de bannissement, jamais je ne ferai une chose semblable. Il y a des limites à ne pas franchir.
— Nous allons organiser une démonstration plus puissante, dit Everard.
— Et si elle fait fiasco pareillement ?
— Taisez-vous ! Donnez-lui une chance de réussir !
— Je me posais une question. (Le vent hachait les paroles de Sandoval.) Pourquoi ne pas annuler plutôt l’expédition ? Remonter dans le temps à deux années d’ici et persuader Koublaï-Khan qu’il ne vaut pas la peine d’envoyer des explorateurs vers l’est ? Alors tout ceci ne serait jamais arrivé.
— Vous savez que les règlements de la Patrouille nous interdisent de faire des changements historiques.
— Qu’appelez-vous donc ce que nous faisons ?
— Quelque chose de spécialement prescrit par le Grand Quartier général. Peut-être pour rectifier quelque intervention quelque part, en un autre moment. Qu’en sais-je ? Je ne suis qu’un degré sur l’échelle de l’évolution. A un million d’années d’ici, ces hommes ont des pouvoirs dont je n’ai pas la moindre idée.
— Ni moi non plus, murmura Sandoval.
Everard serra les mâchoires.
— Le fait demeure, dit-il, que la cour de Koublaï, l’homme le plus puissant de la Terre, est plus importante et déterminante que tout ce qui existe ici en Amérique. Non, vous m’avez embarqué dans cette tâche misérable et maintenant je vais vous montrer que c’est moi qui commande s’il le faut. Nous avons l’ordre de faire renoncer ces hommes à leur exploration. Ce qui se passera après ne nous regarde pas. Supposons qu’ils ne regagnent jamais leur pays. Nous n’en serons pas la cause immédiate. Pas plus qu’on n’est un assassin si l’on invite un homme à dîner et qu’il ait un accident mortel en route.