La lampe électrique décrivit un arc de cercle. Everard aperçut Sandoval. Le Navajo n’avait pas repris ses armes sur lui. Les mains nues, il esquiva le coup d’une épée mongole. Celui qui la maniait s’élança après lui. Sandoval appliqua les leçons de judo apprises à la Patrouille. Il mit un genou en terre ; le Mongol fit tournoyer son épée, manqua son coup et, déséquilibré, alla donner du ventre contre l’épaule massive de Sandoval. Celui-ci se remit debout sous l’effet du choc. Son poing atteignit le Mongol au menton. La tête casquée fut rejetée en arrière. Du tranchant de la main, Sandoval frappa à la pomme d’Adam, arracha l’épée de la main de son possesseur, et se retourna juste à temps pour parer un coup venu de derrière.
Au-dessus du Mongol, une voix s’éleva, glapissant des ordres. Everard recula. Il avait abattu un assaillant d’une décharge de son pistolet paralyseur, mais d’autres s’interposaient entre lui et la machine. Il se tourna pour leur faire face. Une lanière lui encercla les épaules et se serra, tirée par une main experte. Il s’écroula. Quatre hommes lui tombèrent dessus. Il vit une demi-douzaine de talons de lances s’abattre sur le crâne de Sandoval, puis il ne chercha plus qu’à se débattre. Deux fois, il se remit sur pied, mais son paralyseur lui avait échappé au cours de la lutte. Son Mauser fut arraché de l’étui ; les petits hommes jaunes étaient passés maîtres dans l’art du combat de style yawara eux aussi. Ils le jetèrent au sol et le frappèrent de leurs poings, de leurs pieds bottés et du manche de leurs poignards. Il ne perdit pas tout à fait connaissance, mais finit par ne plus se soucier de ce qui lui arrivait.
Toktai leva le camp avant l’aube. Les premiers rayons du soleil virent sa troupe serpenter entre les taillis clairsemés d’une large vallée. Le terrain devenait plat et aride, les montagnes s’éloignaient de plus en plus sur la droite et les quelques pics neigeux restant visibles s’élevaient comme des fantômes dans un ciel pâle.
Les robustes petits chevaux mongols trottaient bon train : bruit mat de sabots, grincements et cliquetis des harnachements. En se retournant, Everard voyait la colonne comme une masse compacte ; les lances se soulevaient et s’abaissaient, les oriflammes, les panaches et les manteaux flottaient en dessous et, encore un peu plus bas, brillaient les casques, coiffant des têtes à la large face brune et aux yeux bridés. Çà et là, apparaissait une cuirasse grotesquement peinte. Personne ne parlait et Everard ne pouvait lire aucune de ces expressions.
Il lui semblait que son cerveau était ensablé. On lui avait laissé les mains libres, mais on avait attaché ses chevilles aux étriers et la corde lui sciait la peau. On l’avait déshabillé – utile précaution, car qui aurait pu dire quels instruments pouvaient être cousus dans ses vêtements ? – et le costume mongol qu’on lui avait donné en échange du sien était si étriqué qu’on avait dû défaire les coutures de la tunique avant qu’il pût la passer.
Le projecteur et le saute-temps étaient restés sur la colline. Toktai n’avait pas voulu se risquer à emporter ces engins redoutables. Il avait dû hurler des menaces à plusieurs de ses guerriers effrayés pour les contraindre à amener les chevaux étrangers, avec leur selle et leur couverture, mais sans leur cavalier, parmi les juments de bât.
Le martèlement des sabots s’accélérait. Un des archers flanquant Everard poussa un grognement et s’écarta légèrement avec son cheval. Li Tai-Tsung vint se placer entre eux deux.
— Alors ? fit le Patrouilleur en jetant au Chinois un regard lourd.
— Je crains que ton ami ne se réveille pas, annonça celui-ci. Je l’ai installé un peu plus confortablement.
Mais attaché sur une litière improvisée entre deux chevaux, et sans connaissance… Oui, une commotion, quand ils l’ont frappé hier soir. Un hôpital de la Patrouille pourrait le remettre d’aplomb assez vite, mais le plus proche bureau de la Patrouille est à Cambaluc, et je ne vois pas Toktai me laissant retourner à ma machine et me servir de la radio de bord. John Sandoval va mourir ici, six cent cinquante ans avant d’avoir vu le jour.
Everard plongea son regard dans les yeux bruns à l’éclat froid, des yeux intéressés, dépourvus d’hostilité, mais étrangers à son sort. Ses efforts seraient vains, il le savait ; des arguments logiques dans sa civilisation étaient vides de sens à cette époque, mais il fallait pourtant essayer.
— Ne pourrais-tu au moins faire comprendre à Toktai quel désastre il va attirer sur lui-même, sur son peuple tout entier, en s’obstinant ainsi ? demanda-t-il.
Li caressa sa barbe en pointe.
— Il est clair, honorable étranger, que ton pays pratique des arts qui nous sont inconnus, dit-il. Mais après ? Les barbares… (Il jeta un coup d’œil aux gardes mongols d’Everard, mais ceux-ci ne concevaient évidemment pas que des royaumes pussent être supérieurs au leur, autrement que par la force des armes.) Nous savons déjà que tu as… altéré la vérité en parlant d’un empire hostile proche de ces territoires. Pourquoi faut-il que ton roi cherche à nous faire fuir avec un mensonge s’il n’a pas de raisons de nous craindre ?
Everard répondit avec circonspection :
— Notre glorieux empereur déteste répandre le sang. Mais si vous l’y contraignez…
— Je t’en prie. (Li parut affligé. Il fit, d’une main maigre, un geste comme pour chasser un insecte.) Dis à Toktai ce que tu voudras et je n’interviendrai pas. Je ne serais pas fâché de rentrer dans mon pays ; je ne suis venu que sur ordre de l’Empereur. Mais en nous parlant ainsi en confidence, tous les deux, ne faisons pas mutuellement injure à notre intelligence. Ne vois-tu pas, éminent seigneur, qu’il n’est aucun mal dont tu puisses menacer ces hommes ? La mort, ils la méprisent. La torture la plus raffinée n’aboutira jamais qu’à leur mort. La mutilation la plus affreuse peut être sans effet sur un homme décidé à mourir sans desserrer les dents. Toktai entrevoit une honte éternelle s’il rebrousse chemin parvenu à ce point, et une bonne chance d’acquérir gloire et fortune s’il poursuit.
Everard soupira. Sa capture humiliante avait été vraiment le tournant de l’affaire. Les Mongols avaient été bien près de fuir devant les éclairs et le tonnerre déchaînés sur eux. Beaucoup s’étaient traînés sur le sol en poussant des gémissements (et ils allaient être maintenant d’autant plus agressifs pour effacer ce souvenir). Toktai avait attaqué la source de feu autant par horreur que par bravade ; quelques hommes et quelques chevaux avaient pu surmonter leur frayeur et le suivre. Li en était partiellement responsable : érudit, sceptique, familiarisé avec les tours de passe-passe et les spectacles pyrotechniques, le Chinois avait poussé Toktai à attaquer avant qu’un de ces éclairs ne fît des victimes dans leurs rangs.
La vérité c’est que nous avons fait une erreur de jugement sur ces gens. Nous aurions dû amener avec nous un Spécialiste, qui aurait eu le sentiment intuitif des nuances de leur culture. Mais au lieu de cela, nous avons pensé qu’un cerveau bourré de faits serait suffisant. Et maintenant ? Une expédition de secours envoyée par la Patrouille finira peut-être par arriver, mais John sera mort d’ici un jour ou deux… Everard regarda le visage de marbre du guerrier qui chevauchait à sa gauche. Et moi aussi, fort probablement. Tout ce à quoi je puis m’attendre, c’est qu’ils me pendent.
Et même si (chance plus que problématique !) il devait survivre et être tiré de cette situation par une autre unité de la Patrouille, il lui serait dur de se trouver en face de ses camarades. Avec tous les privilèges spéciaux de son rang, un Agent Non-Attaché était supposé capable de se sortir de n’importe quel mauvais pas sans aide supplémentaire. Sans mettre en danger d’autres précieuses vies.