— Ce feu n’est pas naturel, dit-il comme Dietrich passait devant lui.
Puis il se retourna et regagna l’église à quatre pattes.
Les huttes de jardinage, de misérables remises, étaient déjà la proie des flammes, et les villageois avaient renoncé à les sauver. Max Schweitzer, le sergent commandant aux hommes d’armes, organisa une chaîne humaine entre le bassin de retenue et les maisons des vilains. Pris de panique, plusieurs animaux se mirent à crier et à divaguer. Un bouc fila vers la route, pourchassé par Nickel Langermann. Schweitzer tenait dans sa main une matraque qu’il ne cessait de pointer deçà delà pour mieux diriger les opérations. Encore des seaux pour éteindre la maison de Feldmann ! Encore des seaux, j’ai dit ! Faisant claquer sa matraque sur sa culotte de cuir, il agrippa Langermann par l’épaule pour l’empêcher d’abandonner les sauveteurs.
Seppl Bauer, assis à califourchon sur la poutre faîtière de la maison d’Ackermann, lança un seau vide que Dietrich attrapa au vol.
Il se fraya un chemin parmi les joncs et les massettes bordant le bassin pour rejoindre le bout de la chaîne, où il trouva Gregor et Lorenz les pieds dans l’eau, remplissant les seaux et les passant aux autres villageois. Gregor marqua une pause pour s’éponger le front, y laissant une trace de boue. Dietrich lui tendit son seau vide. Le tailleur de pierre le remplit et le lui rendit. Dietrich s’inséra dans la chaîne et le passa à son voisin.
Comme il remplissait un nouveau seau, Gregor murmura :
— Ce feu-là n’est pas naturel.
À en juger par le coup d’œil qu’il lui lança, le forgeron l’avait entendu, mais il ne fit aucun commentaire.
D’autres villageois jetèrent à Dietrich des regards furtifs. Cet homme avait été ordonné prêtre et il avait reçu les saintes huiles. Il saurait sûrement quoi répondre. Qu’il jette l’anathème sur les flammes ! Qu’il brandisse vers elles le tibia de sainte Catherine ! Saisi d’une bouffée de colère, Dietrich regretta un instant le sang-froid, l’érudition et le rationalisme de Paris.
— Pourquoi dites-vous cela, Gregor ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Je n’ai jamais vu une chose pareille de ma vie.
— Avez-vous déjà vu un Turc ?
— Non…
— Les Turcs sont-ils pour autant des êtres surnaturels ?
Gregor grimaça, sachant que cet argument présentait une faille mais incapable de l’identifier. Dietrich passa un nouveau seau à son voisin puis se tourna vers Gregor, les mains tendues.
— Je peux créer la même foudre, en plus petit, avec de l’ambre et une peau de chat, dit-il au tailleur de pierre.
Celui-ci poussa un petit grognement, réconforté par l’existence d’une explication, même s’il ne la comprenait pas.
Dietrich ne tarda pas à s’adapter au rythme de sa tâche. Les seaux étaient lourds, leurs anses de corde lui écorchaient les mains, mais l’angoisse de l’occulte qui s’était emparée de lui ce matin s’estompait, remplacée par la peur toute naturelle du feu et la nécessité de le combattre. Le vent tourna et il partit d’une quinte de toux, enveloppé un moment par un nuage de fumée.
Une interminable suite de seaux lui passa entre les mains, et il s’imagina bientôt en rouage d’une complexe pompe à eau confectionnée à partir de muscles humains. Les artisans devaient pouvoir libérer l’homme de cette abrutissante corvée. Que l’on pense à des inventions comme la came, ou, plus récemment, la manivelle. Si un moulin pouvait tourner grâce au vent ou à une roue, pourquoi pas une chaîne comme la leur ? Il suffirait de…
— Tous les incendies sont éteints, pasteur.
— Hein ?
— Les incendies sont éteints, répéta Gregor.
— Oh.
Dietrich s’ébroua pour sortir de sa transe. Tout le long de la chaîne, les hommes comme les femmes tombaient à genoux. Lorenz Schmidt leva le seau qu’il venait de remplir et le vida sur sa tête.
— Quelle est l’étendue des dégâts ? s’enquit Dietrich.
Il s’accroupit au milieu des roseaux qui poussaient autour du bassin, trop épuisé pour monter en haut du talus et se rendre compte par lui-même.
La haute taille de Gregor lui donnait un avantage sur lui. Portant une main à son front pour se protéger les yeux, il examina la scène.
— Toutes les huttes ont brûlé, dit-il. Le toit de Bauer devra être refait. La maison Ackermann est perdue. Ainsi que les deux maisons Feldmann. Je compte… cinq demeures détruites, une dizaine d’endommagées. Sans parler des dépendances.
— Y a-t-il des blessés ?
— Uniquement quelques brûlures, pour ce que j’en sais. (Le tailleur de pierre s’esclaffa.) Le jeune Seppl a cramé son fond de culotte.
— Alors, nous avons des raisons de remercier le Ciel.
Dietrich ferma les yeux et se signa. Ô Seigneur, qui ne souffres point que ceux qui croient en Toi soient affligés, mais qui écoutes leurs prières avec miséricorde, nous Te remercions d’avoir entendu nos souhaits et de les avoir exaucés. Amen.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit que tous les villageois s’étaient rassemblés autour du bassin. Certains y trempaient les pieds, et les enfants les plus jeunes – qui n’avaient pas conscience de la catastrophe qu’on venait d’éviter – avaient saisi l’occasion pour nager un peu.
— J’ai une idée, Gregor.
Dietrich examina ses mains. Il lui faudrait se préparer un baume une fois de retour dans ses quartiers, de crainte de voir apparaître des ampoules. Theresia confectionnait d’excellents onguents, mais nul doute qu’elle se retrouverait bientôt à court, et Dietrich avait lu Galien lors de son séjour à Paris.
Le tailleur de pierre s’assit près de lui. Il se frottait doucement les mains, paume contre paume, les examinant de temps à autre en esquissant un rictus, comme s’il cherchait des signes et des présages parmi leurs cals et leurs cicatrices. L’auriculaire de la gauche avait disparu, jadis broyé lors d’un accident.
— Laquelle ?
— Attachons les seaux à une courroie entraînée par la roue de Klaus Müller. Pour ce faire, il nous suffit d’obtenir la permission de Herr Manfred et les services d’un habile mécanicien. Non. Non, pas une courroie. Un soufflet. Et une pompe, comme celle de la mine de Joachimstal.
Plissant le front, Gregor se tourna vers la roue à eau de Klaus Müller, en aval du bassin. Il arracha un roseau et le tint à bout de bras.
— La roue de Müller n’est plus d’aplomb, annonça-t-il en faisant sa visée. Est-ce un effet de cet étrange vent ?
— Avez-vous jamais vu une pompe à eau ? lui demanda Dietrich. La mine de Joachimstal s’ouvre au sommet d’une colline, mais les mineurs ont installé une enfilade de rondins qui relie le ruisseau au flanc de la colline. C’est une roue à eau qui fournit l’énergie initiale, mais une came transforme son mouvement circulaire de façon à imprimer aux rondins un mouvement de va-et-vient. (Il agita les mains dans l’espoir de faire comprendre à Gregor la nature du mouvement en question.) Et c’est ce va-et-vient qui actionne les pompes dans la mine.
Gregor passa les bras autour de ses genoux.
— J’aime bien vous entendre décrire ces merveilles, pasteur. Vous devriez écrire des fables.
Dietrich se renfrogna.
— Il ne s’agit pas de fables, mais de faits. Trouverait-on du papier en abondance si les moulins à eau n’étaient pas là pour broyer la pâte ? Il y a vingt-cinq ans, on a fabriqué une came pour actionner un soufflet ; et, plus récemment, j’ai ouï dire qu’un artisan liégeois avait pu relier ses soufflets à son foyer et obtenir ainsi un nouveau type de fournaise – qu’un souffle d’air suffit à attiser. Cela fait huit ans maintenant que l’odeur de l’acier monte dans le Nord.