— Nous vivons des temps merveilleux, opina Gregor. Mais revenons-en à votre chaîne…
— C’est tout simple ! Transformez le soufflet afin qu’il expulse de l’eau plutôt que de l’air, et fixez-le à une pompe semblable à celle de Joachimstal. Il suffirait de quelques hommes manœuvrant ce siphon pour arroser l’incendie à jet continu. Il n’y aurait plus besoin de faire la chaîne pour se passer les seaux, ni de…
Gregor éclata de rire.
— Si un tel appareil était possible, quelqu’un l’aurait déjà fabriqué. Comme personne ne l’a fait, ce doit être impossible. (Gregor se passa la langue sous la joue et prit un air pensif.) Et voilà. C’est de la logique, non ?
— Modus tollens, concéda Dietrich. Mais votre prémisse majeure est erronée.
— Ah bon ? Je ne suis pas fait pour être un lettré. Toutes ces choses sont bien trop mystérieuses pour moi. Laquelle est la prémisse majeure ?
— La première.
— Où est l’erreur ? Les Romains et les Grecs étaient des sages. Et les Sarrasins aussi, bien que ce soient des païens. C’est vous-même qui me l’avez dit. Comment s’appelle leur science ? Celle qui traite des nombres.
— Al-jabr. Le chiffre.
— L’algèbre. C’est ça. Et puis il y a ce Génois dont j’ai entendu parler quand je faisais mon apprentissage à Fribourg, et qui affirmait être allé à pied jusqu’à Cathay. Il n’a pas décrit les arts qu’on pratiquait là-bas ? Ce que je veux dire, c’est qu’avec tous ces sages, chrétiens, infidèles ou païens, antiques ou modernes, qui ont inventé des choses depuis le commencement du monde, comment se fait-il que personne n’ait pensé à un appareil aussi simple que le vôtre ?
— Sans doute que les détails présentent certaines difficultés. Mais écoutez-moi bien. Un jour, toutes les tâches pénibles seront effectuées par des machines ingénieuses, et l’homme sera libre de se consacrer au Seigneur, à la philosophie et aux arts.
Gregor agita la main.
— Ou libre de chercher des ennuis. Enfin. Je suppose que tout est possible, à condition de négliger les détails. Ne m’avez-vous pas dit qu’un homme avait promis au roi de France une flotte de chars poussés par le vent ?
— Oui, Guido da Vigevano a affirmé au roi que des chars équipés de voiles à l’instar des navires…
— Et le roi de France les a-t-il utilisés lors de cette guerre qui vient de l’opposer aux Anglais ?
— Pas à ma connaissance.
— Une histoire de détails, je suppose. Et les têtes parlantes ? Qui avait eu cette idée-là ?
— Roger Bacon, mais ce n’était qu’un sufflator.
— Oui, c’est cela, je me rappelle son nom à présent. Si quelqu’un avait fabriqué une tête parlante, Everard l’aurait utilisée pour tenir le compte de nos loyers et de nos redevances. Alors, le village tout entier serait furieux contre vous.
— Contre moi ?
— Eh bien, Roger Bacon est mort.
Dietrich s’esclaffa.
— Chaque nouvelle année voit naître un nouvel art, Gregor. Cela fait vingt ans à peine que les hommes ont découvert les verres à lire. J’ai même pu parler à celui qui les a inventés.
— Vraiment ? Quel genre de mage était-il ?
— Ce n’était point un mage. C’était un homme comme vous et moi. Un homme qui s’était lassé de devoir plisser les yeux pour distinguer son psautier.
— Un prêtre comme vous, alors.
— Un franciscain.
— Oh.
Gregor opina du chef comme si ce détail expliquait tout.
Les villageois remportèrent chez eux leurs seaux et leurs râteaux, ou bien s’attardèrent parmi les ruines calcinées pour récupérer ce qui pouvait l’être. Langermann et les autres jardiniers ne prirent pas cette peine. Les huttes ne contenaient pas grand-chose qui mérite qu’on fouille leurs cendres. Langermann avait toutefois rattrapé son bouc. Les vaches, qu’on n’avait pas traites de la journée, gémissaient sans comprendre dans leur enclos.
Dietrich aperçut frère Joachim, tout barbouillé de suie et tenant un seau à la main, et courut le retrouver.
— Joachim, attendez. (Il le rattrapa au bout de quelques pas.) Nous allons célébrer une messe d’action de grâces. « Spiritus Domini », puisque l’autel est déjà habillé de rouge, mais attendons les vêpres, afin que tout le monde ait le temps de se reposer.
Le visage noirci de Joachim demeura inexpressif.
— Les vêpres, entendu.
Il se tourna pour partir, mais Dietrich lui agrippa le bras une nouvelle fois.
— Joachim. (Un temps.) Tout à l’heure, j’ai cru que vous vous enfuyiez.
Le franciscain lui décocha un regard méprisant.
— Je suis allé chercher ceci, dit-il en tapotant le seau.
— Ce seau ?
Il le tendit à Dietrich.
— De l’eau bénite. Au cas où les flammes se seraient révélées diaboliques.
Dietrich se pencha. Il ne restait au fond du seau qu’un résidu de liquide. Il le rendit au moine.
— Et puisqu’elles n’étaient que matérielles, après tout ?
— Eh bien, cela faisait un seau de plus pour les éteindre.
Dietrich éclata de rire et donna à Joachim une tape sur l’épaule. Ce jeune homme si véhément le surprenait parfois.
— Vous voyez ? Vous aussi, vous connaissez un peu de logique.
Joachim pointa l’index.
— Votre logique peut-elle vous dire d’où venaient les seaux qui ont éteint l’incendie à Grosswald ?
Un fin nuage de vapeur flottait encore au-dessus des bois.
Le moine partit à nouveau vers l’église et, cette fois-ci, Dietrich ne fit rien pour le retenir. Si Dieu lui avait envoyé Joachim, c’était pour une bonne raison. Une sorte d’épreuve. Il lui arrivait parfois d’envier ses extases au franciscain, les cris de joie qu’il poussait en présence de Dieu. En comparaison, les délices que lui procurait la raison semblaient bien anémiques.
Dietrich s’entretint avec ceux qui avaient perdu leurs maisons. Félix et Ilse Ackermann le fixèrent sans répondre. Tous les biens qu’ils avaient pu sauver tenaient dans deux baluchons que portaient Félix et Ulrike, sa fille aînée. La petite Maria serrait de toutes ses forces une poupée de bois roussie, vêtue d’un bout de tissu à moitié brûlé. On aurait dit un de ces Africains que les Sarrasins vendaient comme esclaves tout autour de la Méditerranée. Dietrich s’accroupit près de la fillette.
— Ne t’inquiète pas, ma petite. Tu logeras chez ton oncle Lorenz jusqu’à ce que les gens du village aient aidé ton père à construire une nouvelle maison.
— Mais qui va soigner Anna ? demanda Maria en brandissant sa poupée.
— Je vais l’emmener à l’église et voir ce que je peux faire.
Il voulut prendre la poupée avec la gentillesse qui s’imposait, mais constata qu’il devait presque la lui arracher des mains.
— Allez, bande de minables, fils de catins que vous êtes ! tonna une voix martiale. On rentre au château. Arrêtez de traînailler ! Vous avez eu droit à une pause dans vos corvées et à un bain dans le bassin de retenue – ce n’était pas de gloire, croyez-moi ! –, mais il y a encore du boulot à abattre avant ce soir !
Dietrich s’écarta pour laisser passer les gens d’armes.
— Que Dieu vous bénisse, vous et vos hommes, sergent Schweitzer, lança-t-il.
Le sergent se signa.
— Bonne journée, pasteur. (Il désigna le château d’un mouvement du menton.) C’est Everard qui nous a envoyés lutter contre l’incendie.
Maximilian Schweitzer était un petit homme trapu qui évoquait toujours à Dietrich l’image d’un tronc d’arbre. Arrivé quelques années plus tôt de ses Alpes natales, il avait proposé ses services à Herr Manfred, qui lui avait donné mission d’encadrer ses troupes et de le protéger contre les hors-la-loi de la forêt.