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Elle fit mine de s’en aller, mais Dietrich lui tendit les trois harnais crâniens.

— Nous n’en aurons plus besoin, dit-il, bien que Bergère ne fut plus désormais en mesure de le comprendre.

Mais elle se contenta d’effleurer les mikrofoneh du bout du doigt et rendit les appareils à Dietrich, y ajoutant celui dont elle était coiffée. Parvenue près de l’écoutille, elle émit un ultime craquètement que personne ne pouvait plus traduire, puis elle entra, l’écoutille se referma et l’échelle disparut dans sa niche.

Dietrich, curieux de voir de quelle façon le navire allait appareiller, avait l’intention d’assister à son départ jusqu’au bout. À en croire Jean, il allait se déplacer sur un coussin de magnétisme dans une direction « à l’intérieur de toutes les directions ». Dietrich, qui avait lu à Paris l’Epistola de magnete de Pierre de Maricourt, se rappelait que les aimants avaient deux pôles qui se repoussaient l’un l’autre, de sorte que les propos de Jean étaient admissibles par la philosophie naturelle. Mais que voulait-il dire en affirmant que ces « directions intérieures » s’éloignaient quel que soit l’endroit où l’on se trouvait ? Maricourt – que Bacon appelait « Maître Pierre » – écrivait aussi qu’un enquêteur « faisant preuve de diligence dans l’usage de ses mains […] aura tôt fait de corriger une erreur que sa seule connaissance des mathématiques et de la philosophie naturelle ne lui aurait jamais permis de déceler ». Par conséquent, Dietrich était bien décidé à voir s’éloigner le navire krenk et, en plaçant les trois observateurs dont il disposait en trois points distincts, à vérifier qu’il s’éloignerait dans toutes les directions à la fois.

Mais après qu’il eut expliqué son experientia à Max et à Hilde et que ceux-ci se furent dirigés vers leurs positions respectives, plusieurs Krenken leur sautèrent dessus et, les enserrant dans leurs longs bras rugueux, les emportèrent de l’autre côté de la crête.

Les Krenken les plaquèrent au sol pour les immobiliser. Max criait et se débattait, tentant en vain de dégainer son pot-de-fer. Hilde hurlait. Dietrich sentait son cœur lui marteler les côtes, comme un oiseau en cage. Le Krenk qui l’emprisonnait faisait craqueter ses lèvres latérales, mais il ne pouvait le comprendre sans l’aide du harnais crânien. Hilde passa des hurlements aux sanglots étouffés.

— Jean ? fit Dietrich, car le Krenk qui le maîtrisait portait des chausses de cuir et une blouse en toile grossière trop grande pour lui.

Il venait d’écarter les mandibules, soit pour lui répondre, soit pour lui trancher la gorge, lorsqu’un vent violent agita le feuillage des bouleaux et des épicéas. On entendit craquer des branches, on vit des oiseaux s’enfuir à tire-d’aile. On vit des cerfs détaler dans les fourrés. Une étrange tension s’empara de Dietrich, qui retint son souffle et attendit. Il aurait cru revivre le matin de l’arrivée des Krenken, hormis que le phénomène était moins intense.

Un flot de terreur et d’angoisse le parcourut, tel le courant du bief déferlant sur la roue du moulin. Le vent se mit à ululer, la foudre à frapper ainsi que des carreaux d’arbalète, fracassant les arbres et embrasant leurs branches. Le tonnerre résonna sur le Katharinaberg, produisant des échos qui semblaient s’amonceler avant de disparaître.

La brève tempête s’acheva. Les arbres frémirent un instant, puis se redressèrent. Les Krenken qui avaient immobilisé Dietrich et ses compagnons se relevèrent et restèrent un moment pétrifiés tandis que leurs antennes se pointaient dans toutes les directions. Dietrich huma l’air et y détecta une odeur métallique et vaguement écœurante. Les Krenken tournèrent lentement la tête et Dietrich comprit qu’ils s’examinaient les uns les autres. Jean émit un cliquetis et Gottfried émergea de sa cachette sous les arbres, porteur de coffres et d’équipements divers, et monta au sommet de la crête.

Une fois parvenu à destination, il émit un flot de craquètements, et ses congénères lâchèrent Dietrich, Max et Hilde pour le rejoindre d’un bond, suivis par quatre autres Krenken qui attendaient sous les arbres ; dès qu’ils furent réunis, ils échangèrent une série de cliquetis et de caresses à la mode krenk.

Dietrich et Max se relevèrent, imités par Hilde quelques instants plus tard. Tous trois rejoignirent les huit Krenken.

La clairière en contrebas était vide.

Il ne restait du grand navire que de nombreuses souches d’arbre, des chablis épars et une grande quantité de détritus abandonnés ou oubliés dans la précipitation du départ. Un par un, les Krenken descendirent d’un bond, s’immobilisant ensuite dans un silence absolu.

L’un d’eux se pencha pour ramasser un objet, qu’il semblait manipuler avec indifférence, mais Dietrich, qui l’observait avec attention, vit qu’il le soumettait en fait à un examen approfondi, car il l’inclina dans un sens, puis dans un autre, comme le faisaient les Krenken cherchant à tirer le maximum de leurs étranges organes visuels.

— Cet objet, dit Hilde. (Max et Dietrich se tournèrent vers elle.) Je l’ai souvent vu dans les mains de leurs enfants. C’est une sorte de jouet.

Dans la clairière, les Krenken se mettaient en position accroupie, les genoux au-dessus de la tête.

7

Aujourd’hui

Sharon

Elle l’entendait qui appelait dans le lointain, une minuscule voix d’insecte qui couinait son nom. Mais son univers était trop beau pour qu’elle l’abandonne. Non, pas un uni-vers, un poly-vers. Douze dimensions, pas onze. Un triplet de triplets. À présent, les groupes de rotation et la méta-algèbre avaient un sens. L’anomalie portant sur la vitesse de la lumière également. Elle pressa le polyvers et son pouls battit plus fort. Un petit malin, cet Einstein. Il avait tout compris. Petite déformation. Kaluza et Klein n’étaient pas des imbéciles, eux non plus. Nouvelle déformation et… Là ! Si elle le tordait dans ce sens…

Il existe un état altéré de la conscience qui vous emporte corps et âme en de tels moments, comme si vous étiez passé dans un autre monde. Tout ce qui vous entoure s’éloigne, le temps lui-même suspend son vol. Tout mouvement cesse. Le soleil interrompt sa course. C’est au cours de tels moments que les mathématiciens célèbres rédigent leurs notes les plus énigmatiques.

Les yeux de Sharon se focalisèrent et découvrirent devant eux le visage de Tom.

— Je le tenais ! dit-elle. C’était splendide ! Je le tenais presque ! Où est mon carnet de notes ?

Ledit carnet apparut dans ses mains comme par magie, ouvert sur une page vierge. Elle arracha le stylo à Tom et se mit à la noircir avec frénésie. Ce faisant, elle inventa une nouvelle notation. Je vous en prie, songea-t-elle, faites que je me souvienne de ce que ça signifie. Elle balisa une équation avec un astérisque et écrivit : [*] est exacte ! ! Puis elle soupira et referma son carnet.

— Attends que je raconte ça à Hernando.

— Qui est Hernando ?

Elle répondit par un rictus.

— Je ne sais pas si je dois me fâcher parce que tu as interrompu le flot de mes pensées ou te remercier parce que tu avais mon carnet sous la main. Comment as-tu deviné ?

— En temps normal, tu n’assaisonnes pas tes œufs brouillés avec du thé.

Ce fut seulement à ce moment-là qu’elle se rappela qu’elle prenait son petit déjeuner. Elle baissa les yeux et gémit.