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— Je suis en train de perdre l’esprit.

— Je n’en disconviens pas. J’ai compris que tu aurais besoin de ce fichu carnet en voyant tes yeux devenir vitreux.

Il lui prit son assiette pour aller la vider dans la poubelle.

— Tu peux me piquer un œuf mollet, lança-t-il depuis l’évier.

— Je n’ai jamais compris comment tu arrivais à avaler cette horreur, répliqua-t-elle dans un frisson.

Elle lui chipa une tranche de bacon.

— Je t’ai vue, dit-il en se rasseyant. Tu veux un peu de thé ? Non, c’est moi qui sers.

Elle sirota une gorgée d’Earl Grey. Tom reposa la théière.

— Alors, c’est quoi, cette révélation ? Jamais je ne t’avais vue partir comme ça.

— Tu ne comprends rien aux théories de grande unification.

Tout comme Sharon ne comprenait rien à la cliologie ; mais Tom savait une chose qu’elle ignorait, bien qu’il n’ait pas conscience de le savoir. Lorsque les mots sortent de votre bouche pour regagner votre cervelle via l’oreille, ladite cervelle les soumet à un second rinçage qui les rend encore plus propres. Tout ce qu’il savait, c’est que lorsqu’il cherchait à expliquer une chose à Sharon, cela l’aidait à clarifier sa pensée.

— Vas-y, dit-il. Je vais m’asseoir ici, sourire d’un air bête et dodeliner de la tête quand il le faudra.

— J’ignore par où commencer.

— Pourquoi pas par le commencement ?

— Eh bien… (Elle réfléchit en sirotant une gorgée de thé.) D’accord. Au moment du big bang…

— Holà ! fit Tom en riant. Quand je parlais de commencement, je ne pensais pas remonter aussi loin.

Nouvelle tentative.

— D’accord. Pourquoi la pomme est-elle tombée sur Newton ?

— Parce qu’il était assis trop près du pommier ?

Elle s’écarta de la table.

— Tant pis, n’en parlons plus.

— D’accord, d’accord. À cause de la gravité, c’est ça ?

Elle marqua une pause pour le dévisager.

— Est-ce que tu t’intéresses à mon travail, oui ou non ?

— Est-ce que j’étais prêt à te filer ton carnet, oui ou non ?

Il disait vrai. Comment ce fameux cliché le formulait-il ? Les actes en disent plus long que les paroles. Et ce n’était pas un mal, vu qu’il était souvent agaçant en paroles. Elle tendit le bras et lui tapota la main.

— Tu as raison, Tom. Mais je n’ai pas tout à fait fini de mettre de l’ordre dans mes pensées, alors je préférerais qu’on évite les vannes spirituelles.

Elle avait failli dire : « lourdingues ».

Tom haussa les épaules et se carra dans son siège. Cette fois-ci, il avait capté le non-dit.

— D’accord. Si les pommes tombent, c’est à cause de la gravité. Mais ce n’est pas nouveau comme découverte, pas vrai ?

— Et pourquoi le courant circule-t-il ?

— À cause de l’électromagnétisme. J’ai droit à une médaille ? lança-t-il d’un air boudeur.

— Pourquoi le temps s’écoule-t-il plus vite ?

Il ouvrit la bouche pour répondre, la referma et prit un air pensif.

— À cause d’une sorte de force, dit-il lentement, comme pour lui-même.

Ça y est, je t’ai eu ! songea-t-elle. Pas de fine repartie ce coup-ci.

— Exactement. L’accélération requiert une force. C’est oncle Isaac qui l’a dit. Regardons les choses sous cet angle. Nous « n’avançons » pas dans le temps ; nous « tombons » dans le temps, attirés par une sorte de gravité temporelle. Je l’ai baptisée chronité.

Attirés par quoi ? se demanda-t-elle. Par quelque chose à la fin des temps ? Voilà qui est fichtrement aristotélicien. Jackson en aurait une attaque. Et si c’était par quelque chose au commencement ? Dieu. Ah ! Non, mieux vaut opter pour le big bang. Inutile de jouer la provocation.

— À moins que nous ne soyons poussés, reprit-elle. Je n’ai pas encore choisi entre le signe plus et le signe moins.

— Ah, fit Tom. Tempus fugit, après tout.

Pas de vannes spirituelles, avait-il promis. Celle-ci ne l’était point.

Elle soupira. C’était tellement dur de se fâcher avec Tom. Il était toujours d’humeur joyeuse quand son boulot avançait bien.

— Je sais que mes équations sont exactes, dit-elle, réfléchissant à haute voix. Je dois m’assurer qu’elles correspondent à un fait.

Trop peu de gens savent faire la différence. Une équation est abstraite, un fait est concret – factum est. Tom, qui vivait ces derniers temps immergé dans le latin et l’allemand, saisit aussitôt la nuance.

Mais il est plus facile de supposer l’existence de forces occultes tapies derrière les murs du monde que de les dénicher pour de bon. Après tout, elle ne pouvait guère abattre les murs en question, pas vrai ?

Pas vrai ?

Ne sous-estimez jamais une femme décidée. Elle est capable de mettre à bas l’univers tout entier.

— Le CERN peut m’accorder du temps dans un délai de quatre mois, dit-elle à Tom huit jours plus tard, débarquant chez eux d’un air tout guilleret. En d’autres termes : si je fournis les œufs, ils fournissent les poules.

Tom dodelina de la tête, estimant que le moment était bien choisi. Il était assis à son bureau et lisait une copie des actes seigneuriaux d’Oberhochwald que je lui avais envoyée depuis Fribourg-en-Brisgau. Elle était incomplète et s’interrompait quelques années avant l’époque cruciale, mais qui savait quelles pépites s’y dissimulaient ?

— Ce ne serait qu’une étude préliminaire, bien entendu, poursuivit Sharon. Le CERN ne peut pas remonter assez loin dans le temps.

Peut-être aurait-il hoché la tête une nouvelle fois, mais cette déclaration demandait une réaction plus élaborée.

— Pardon ? fit-il.

— Les accélérateurs les plus puissants recréent les conditions qui prévalaient lors des premières secondes ayant suivi le big bang. On peut fourrer notre nez à l’intérieur du ballon et découvrir un monde où les secondes sont plus longues et les kilomètres plus courts.

— Et si cela nous est utile, c’est à cause de… ?

— De la chronité. Je dois la détecter, vérifier son existence. Et je n’y arriverai pas tant que je resterai coincée dans le présent, où toutes les interactions sont figées. L’existence d’une cinquième interaction bouleverse le paradigme, vois-tu. Les interactions sont classées en fonction de deux axes : fort contre faible et longue portée contre courte portée. Le schéma était tellement symétrique que tout le monde pensait qu’il n’y en avait que quatre.

— Hé ! ça me rappelle les quatre éléments aristotéliciens dont m’a parlé Judy. Les deux axes étaient les suivants : chaud contre froid et sec contre humide. Avec le chaud et le sec, tu obtenais le feu…

Ils n’étaient que deux dans ce putain d’appartement. Comment Judy Cao avait-elle réussi à s’y introduire ?

— Nous ne sommes plus au Moyen Âge, dit-elle sèchement. Nous ne sommes plus prisonniers de la superstition !

— Hein ? fit Tom, désarçonné par cet éclat.

Sharon posa sa mallette sur son bureau, l’ouvrit et fixa son contenu. Au bout d’un moment, Tom reprit :

— Euh… bon, quelle interaction est à la fois… euh… forte et à longue portée ?

Sharon attrapa son carnet et le manipula d’un air distrait.

— L’électromagnétisme, dit-elle. Et l’interaction faible à longue portée, c’est la gravité.

— C’est peut-être parce que j’ai grossi, mais la gravité ne me semble pas très faible.