— Ouais, mais tu as besoin de toute une planète pour la sentir, non ?
Tom s’esclaffa.
— Bravo ! Sur ce coup-là, tu m’as eu.
— Quant aux deux interactions à courte portée, ce sont l’interaction nucléaire forte et l’interaction nucléaire faible.
— Ne me dis pas quelle est la plus forte des deux, je vais trouver tout seul.
Sharon laissa choir son carnet sur le bureau. Elle resta muette, mais son silence en disait long.
— Bon, j’arrête, déclara Tom. Et la chronité, comment l’insères-tu dans tout ça ?
— En redéfinissant les portées. Les notions de longue et de courte portée ne s’appliquent que dans le cadre des trois dimensions spatiales. D’autres forces peuvent se propager sur les dimensions cachées. Les forces sont des systèmes de torsion spatiale, vois-tu. Einstein a montré que la gravité était une déformation de l’espace-temps causée par l’existence de la matière. La Terre est en orbite autour du Soleil, d’accord ?
Tom était tellement plongé dans ses recherches médiévales qu’il faillit répondre par la négative. La terre se trouvait au centre du monde et le soleil dans la quatrième sphère céleste. L’absence de parallaxe avait discrédité l’héliocentrisme. Mais il savait qu’il devait éviter de répondre par une vanne. S’il avait gardé cette leçon à l’esprit, peut-être aurait-il eu une vie moins stressante.
— D’accord…
— Alors comment la Terre sait-elle que le Soleil est là ? Pas d’action à distance, d’accord ? Réponse : la Terre ignore tout du Soleil. Elle suit la piste de moindre résistance et tourne sur le rebord de l’entonnoir. Donc, si la gravité est une déformation de l’espace-temps, qu’est-ce que l’électromagnétisme ?
Tom n’avait rien d’un crétin. Il savait qu’on le menait par le bout du nez. Il fixa sa lampe de bureau et s’efforça d’y voir une déformation de l’espace-temps.
— Pour faire fonctionner l’ensemble, Kaluza et Klein ont dû ajouter des dimensions supplémentaires à l’univers. Puis nous avons découvert les interactions nucléaires et tenté de créer des modèles les prenant en compte. Quand les choses se sont un peu calmées, nous avions onze dimensions sur les bras.
Tom en resta bouche bée.
— Merde* ! Tu veux dire que les physiciens continuent d’ajouter des dimensions imaginaires rien que pour préserver la cohérence de leur métaphore sur la déformation ? Ça me fait penser aux astronomes ptolémaïques ajoutant sans se lasser déférents et épicycles.
— Ces dimensions ne sont pas plus imaginaires que les « champs de force » de Newton. Et leur démarche n’a rien d’arbitraire. Certaines relations de symétrie…
Tom leva les mains.
— D’accord, d’accord, je me rends.
Il n’en pensait pas un mot et elle le savait.
— Ne fais pas semblant de me ménager ! Je te parle de physique. Je te parle du réel. Et c’est foutrement plus important que de savoir pourquoi je ne sais quel trou perdu allemand a été abandonné après la mort de tous ses habitants, ce qui constitue l’explication la plus triviale qui soit !
Cet énoncé était erroné, et pas seulement sur le plan factuel. Le sort des êtres humains est en fait plus important que celui des théories physiques. En plus d’être erroné, il était cruel. Sharon avait créé une déformation dans son espace personnel, et la force que représentait cette déformation la repoussa.
Tom se leva.
— Il faut que j’aille à la bibliothèque. J’ai une réunion avec Judy.
— Encore Eifelheim ? dit-elle sans se retourner.
Cette question n’était simple qu’en apparence. La langue anglaise est une langue tonale – encore faut-il avoir l’oreille musicale.
— Tempus fugit, dit-il au bout d’un moment, répondant à la question qu’elle n’avait pas vraiment posée. Quœ fuerant vitia mores sunt.
Sharon resta sans réaction. Tom attrapa ses documents papier et les fourra dans la sacoche de son ordinateur portable. Judy semblait sortir du lot, vu les canons actuellement en vigueur, qui ignoraient l’exotisme. Tom la trouvait-il séduisante ? Pourquoi lui posait-il autant de questions sur Hernando ?
— Je t’aime, tu sais, lui dit-elle.
Il jeta sa sacoche par-dessus son épaule.
— Je souhaiterais que tu me le dises de temps en temps.
— C’est un fait établi, comme la gravité. Il n’y a pas besoin de rappeler constamment son existence.
Il la regarda d’un air grave.
— Si. Quand on est au bord du précipice.
Elle tourna la tête, s’attendant peut-être à voir s’en ouvrir un tout près. Tom attendit et, comme elle ne disait rien, se dirigea vers la porte. Il se retourna une dernière fois avant de sortir et vit que Sharon n’avait pas bougé.
Mais il fallait qu’elle en parle à quelqu’un, aussi appela-t-elle Hernando.
— Si je devais deviner la réponse, déclara l’ingénieur en nucléonique, je dirais que vous avez trouvé un modèle de déformation pour votre force temporelle.
— À condition d’ajouter une douzième dimension. Mais ça fout le bordel dans les modèles admis pour les quatre autres.
— Admis jusqu’à aujourd’hui, hasarda-t-il.
— Oui. Ça m’est venu en un éclair. Vers 1990, le « zoo » subatomique a été organisé conformément à la théorie des quarks. Il s’est avéré que toutes les particules subatomiques n’étaient que les alias de trois familles de trois particules. Eh bien, j’ai organisé mes dimensions de la même manière, en trois ensembles de trois : l’espace, le temps et quelque chose qui reste encore à nommer.
— Ça ne fait que neuf, fit-il remarquer.
Il s’abstint de lui rappeler qu’il connaissait probablement mieux qu’elle ce fameux zoo subatomique.
— Plus trois « métadimensions » qui connectent les trois triplets à un niveau supérieur.
Elle griffonnait tout en parlant. Un triangle avec un triangle plus petit à chacun de ses angles. Ce n’était en fait qu’une icône.
— J’appelle cela le polyvers. Notre univers est un sous-ensemble accessible à nos sens. Une déformation du polyvers peut entrer en intersection avec l’univers de plusieurs façons, en fonction de son orientation. À l’instar des aveugles cherchant à décrire l’éléphant, nous pensons voir différentes forces, mais il s’agit seulement de différentes « sections » d’une seule déformation.
— Hum. Nous ne pouvons pas voir ces dimensions cachées, n’est-ce pas ?
— Non. Les dimensions supplémentaires forment l’intérieur d’un ballon. Le monobloc originel était légèrement asymétrique. Lorsqu’il est entré en expansion au moment du big bang, certaines de ses dimensions se sont enroulées. Elles sont toujours là : à l’intérieur des quarks, de vous, de moi, de tout.
— Peut-être, fit Hernando, mais si nous ne pouvons pas les voir, c’est peut-être parce qu’elles ne sont pas là, tout simplement.
Sharon décida de se raccommoder avec Tom à l’occasion d’un dîner en ville. Elle attendit qu’il soit rentré de la bibliothèque – avait-il l’intention de lire tous les bouquins qui y étaient conservés ? – et lui annonça qu’elle l’invitait au Belvarós Café pour une orgie de goulasch et de crêpes hongroises. Tom, qui avait déjà mangé un sandwich au Pigeonnier en compagnie de Judy, se dit qu’une réconciliation valait bien un petit excès de calories et accepta l’invitation avec tout l’enthousiasme dont il était capable.
— Jo ! s’exclama-t-il en rentrant dans l’ambiance. Paprikás csirkét kérek galuskával és uborkával. És palacsinta* !