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Elle le laissa même délirer sur ses villes fantômes et ses morts médiévaux, retenant au passage l’existence d’un hospice du nom de Saint-Laurent, établi au XIVe siècle quelque part dans la Forêt-Noire afin de soigner les pestiférés et tenu par un petit ordre monastique devant son nom à un « saint Johan d’Oberhochwald ». Quel était le rapport avec ses recherches, elle n’en avait aucune idée. Il voulut lui montrer l’emblème de l’ordre mais s’en abstint en percevant son profond désintérêt pour la question. Au lieu de cela, il la questionna sur son travail.

Elle n’attendait que ça.

— Qu’est-ce qui cloche dans la séquence suivante : dix-neuf, quatorze, deux ?

— Euh… L’intervalle séparant quatorze de deux est trop important ?

— Exact. Au Commencement n’existait qu’une seule Superforce, car les dimensions supplémentaires ne s’étaient pas encore enroulées. À mesure que diminuaient les niveaux d’énergie, le polyvers se déformait et les forces individuelles… euh… sortaient de la soupe pour se figer. La gravité s’est dissociée au niveau de l’échelle de Planck, correspondant à 1019 fois la masse d’un proton, l’interaction nucléaire forte à l’échelle d’unification, soit 1014 fois la masse d’un proton et l’interaction faible à l’échelle de Weinberg-Salam, soit quatre-vingt-dix fois la masse d’un proton, autant dire 102.

Pour une fois dans son existence, Tom avait une longueur d’avance sur elle.

— Et tu penses que ta chronité s’est « figée » entre les deux.

Elle eut un sourire rayonnant.

— Environ à 108 fois la masse d’un proton. Ce que j’appelle le niveau de l’échelle de Nagy par pure modestie. Le CERN est incapable de l’atteindre, mais peut-être que le nouvel accélérateur L4 y parviendra. Même dans les années 80, ils arrivaient à frôler l’échelle de Weinberg-Salam. Ces deux-là ont unifié l’interaction faible et l’électromagnétisme pour créer l’interaction électrofaible.

— Attends ! je m’en souviens. C’est grâce à ça qu’on a inventé le bouclier antinucléaire, non ?

— Oui. C’est l’interaction faible qui gouverne la radioactivité. Une fois qu’on a pu l’associer à l’électromagnétisme, l’invention d’un champ de suppression de fission n’était qu’une question de temps. Nom de Dieu !

Tom cligna des yeux. Peut-être venait-il d’entrevoir un éclair de génie.

— Quoi ?

— Nous savons manipuler l’électromagnétisme. Si nous parvenons à unifier la chronité avec l’interaction électrofaible… ça devrait nous permettre de manipuler la force temporelle.

— Le voyage dans le temps ?

— Non, non. Mais le temps est tridimensionnel. L’énergie de l’échelle de Nagy nous emmène à l’intérieur du ballon, ce qui nous permet… eh bien, d’aller partout où bon nous semble. La vitesse de la lumière demeure infranchissable ; mais, si nous allons assez loin dans la bonne direction, les kilomètres deviennent si courts et les secondes si longues que nous pouvons choisir la vitesse de la lumière qui nous arrange !

Emprunter un raccourci par l’intérieur du ballon, voilà qui serait coquet du point de vue topologique, comme si un tore sautait dans son propre trou central ; mais qui sait ? Avec les énergies adéquates, focalisées dans les directions idoines…

Il tiqua une nouvelle fois.

— Le voyage interstellaire instantané ?

Elle secoua la tête.

— Pas tout à fait, mais quasiment. Tom, on n’aurait même pas besoin d’astronefs. On pourrait aller en voiture dans les étoiles. Et même à pied, probablement – à condition bien sûr d’enfiler un scaphandre. Un petit pas pour l’homme, un grand bond dans la Galaxie !

— Des bottes de sept lieues ! On dirait bien que tu as découvert l’hyperespace.

— Non. L’hypoespace. Il y a conservation de la topologie. Les huit dimensions cachées se trouvent à l’intérieur de l’univers, tu te rappelles ? Pour voyager dans d’autres mondes, nous devons voyager à l’intérieur. (Elle partit d’un grand rire, mais, cette fois-ci, il demeura sans réaction.) Tom ?

Il s’ébroua.

— Ce n’est rien. Je viens d’avoir une étrange sensation de déjà-vu. Comme si j’avais entendu tout cela il y a longtemps.

XXIII

Juillet 1349

Fête de sainte Marguerite d’Antioche

Joachim sonnait l’angélus lorsque Dietrich sortit de la hutte de Nickel Langermann, où il avait percé des pustules malignes sur le bras de Trude Metzger et sur la main du petit Peter. Ces pustules l’inquiétaient. La maladie des trieurs de laine était souvent mortelle. Perdu dans ses pensées, il faillit entrer en collision avec un groupe de paysans animés revenant des champs.

— Venez donc voir votre fille, mon vieux ! disait l’un d’eux.

— Ach, Klaus, Klaus ! C’est ton beau-père !

— La route a dû être longue pour un vieillard comme vous ; vous vous sentez bien ?

Et devant lui se trouvait Odo Schweinfurt, de Niederhochwald, ébloui par le soleil couchant. Le vieil homme scruta la grand-rue sur toute sa longueur, aperçut le moulin et se dirigea vers lui.

— Non, non, la maison du meunier est par là ! lui lança un villageois, et Odo hésita, ne sachant plus où aller.

Toute cette rumeur fit sortir Hilde de chez elle.

— Mon père est ici ? demanda-t-elle. (Puis, avec une joie qui paraissait un peu forcée :) Papa !

Mais le vieux porcher dégageait une odeur infecte et elle n’alla pas jusqu’à se jeter dans ses bras. Klaus apparut sur le seuil, toujours vêtu de son tablier couvert de farine, et fixa le vieux jardinier d’un œil méfiant. S’il ne méprisait pas son activité, contrairement à Hilde, il n’en avait pas moins le nez délicat.

— Que voulez-vous, Odo ? demanda-t-il, se doutant bien que le vieux ne venait pas le voir pour ses beaux yeux.

— Morts, murmura le vieil homme.

— À boire ? Karl vous compte votre bière ? Quel fils ingrat !

Il s’esclaffa, car le frère de Hilde était bien connu pour sa pingrerie.

— Non, fit Hilde en s’essuyant les mains à son tablier. Il a dit « morts ». Qui est mort, papa ?

— Tous morts. Karl. Alicia. Gretl. Tous.

Il fouilla du regard les villageois assemblés, comme s’il cherchait parmi eux un visage familier.

Hilde porta une main à sa bouche.

— Toute la famille ?

Épuisé, Odo se laissa choir en position accroupie sur la chaussée boueuse.

— Ça fait trois jours que je n’ai pas dormi, et je n’ai rien mangé depuis hier soir.

— Que s’est-il passé ? demanda Dietrich en s’avançant.

Mon Dieu, faites que ce ne soit que le charbon.

— La maladie bleue, dit Odo, et un gémissement monta des villageois. Ils sont tous morts à Niederhochwald. Le père Konrad. Emma Bauer. Le jeune Bachmann. Tous. Ach ! que le Seigneur est cruel de tuer sous mes yeux mon fils et mes petits-enfants… et de me laisser vivre. (Il leva les yeux vers les cieux et agita ses poings serrés.) Dieu, je Te maudis ! Je maudis le Dieu qui a pu faire cela !

Dietrich entendit la rumeur se répandre dans la foule, aussi vive qu’une volée de flèches fendant les airs. La peste ! La peste ! On commençait à s’écarter du vieillard.

Klaus lui-même recula d’un pas. Mais Hilde Müller, le visage blanc comme un linge, prit son misérable père par le bras et le conduisit chez elle.