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— Il va nous apporter la mort, avertit son époux.

— C’est ma pénitence, répliqua-t-elle en secouant la tête.

— La route est dure pour monter de la vallée, déclara Herwyg le Borgne à qui voulait l’entendre. Le mauvais air ne peut venir jusqu’ici.

Mais nid ne lui répondit et chacun regagna sa maison en silence.

Le lendemain matin, Heloise la Krenk survola Niederhochwald et aperçut à la lisière des champs deux femmes blotties sous une tente de fortune. Elles avaient allumé un feu de camp et se réfugièrent sous les arbres en l’apercevant. Un troisième intrus devait les accompagner, car une flèche faillit atteindre Heloise lorsqu’elle descendit pour y regarder de plus près. Tout compte fait, il n’y avait pas plus d’une poignée de survivants ; à moins que les autres habitants n’aient fui vers Sankt Peter ou le Bärental.

Le Herr écouta ce rapport assis sur son trône, en frottant une vieille cicatrice sur le dos de sa main droite. Dietrich parcourut du regard les conseillers assis autour de la grande table en chêne noir. Eugen, blême et hagard, se tenait à sa droite ; Thierry, venu à cheval de Hinterwaldkopf pour une tout autre raison, était assis à gauche de son suzerain et affichait un masque sinistre ; Everard avait les joues cramoisies et les yeux vitreux ; Klaus ne tenait pas en place ; Richart, à qui ses textes de loi n’étaient d’aucune utilité, laissait son attention vagabonder. Dietrich et Rudolf représentaient l’Église et Jean les huit Krenken.

— Exterminés ? dit finalement Manfred. La moitié de mes revenus est perdue et nous n’en avons rien su avant ce jour ?

Bien qu’il parlât à voix basse, Everard était parfaitement audible.

— Quand un homme voit mourir sa famille, vos revenus cessent de lui importer.

Venant d’un homme aussi obséquieux que lui, cette repartie ne fut pas sans surprendre. Il émanait de l’intendant un fumet que Dietrich avait peine à identifier. L’alcool, décida-t-il, se fondant sur ses joues rouges, sa voix traînante, ses yeux vitreux.

— Heloise a vu un cadavre sur la route, continua Max. Peut-être vous ont-ils envoyé un messager qui a péri en chemin.

— Ce qui vaut mieux pour nous, dit Thierry, dont les poings semblaient pétrifiés sur la table.

— S’il plaît à mein Herr, intervint Klaus, le père de mon épouse affirme s’être enfui trois jours à peine après le premier décès.

Manfred se renfrogna.

— Je n’ai pas oublié que vous aviez violé mon couvre-feu, maire.

— C’est ma femme qui l’a… (Il se redressa.) Seriez-vous prêt à repousser votre propre père ?

Manfred se pencha au-dessus de la table et détacha ses mots pour répondre :

— En. Un. Clin. D’œil.

— Mais… il était déjà parmi nous avant qu’on l’ait vu arriver.

— En outre, intervint le prévôt, ravi d’avoir enfin son mot à dire, la loi accorde aux habitants d’un village le droit de rendre visite à ceux de l’autre.

Manfred lui adressa un regard éberlué.

— Il y a un temps pour la loi et un temps pour la nécessité, déclara-t-il. J’ai donné l’ordre de ne laisser entrer personne.

Richart était scandalisé, Klaus sincèrement étonné.

— Mais… Mais ce n’était qu’Odo !

— Personne, maire, répéta Manfred en se frictionnant les joues. Peut-être nous a-t-il apporté la peste.

— Mein Herr, dit Jean, je ne suis pas érudit en la matière, mais on peut déduire de la vitesse de cette peste que les petites-vies ont tôt fait de dévorer leur… Leur « hôte », si je puis dire, bien qu’il ne les ait pas accueillies de son plein gré. Ces petites-vies sont tellement rapides que, si Odo les avait portées, il présenterait déjà les signes de la maladie ; or, ce n’est pas le cas.

Manfred grogna sans se départir de son scepticisme.

Everard se mit à glousser et se tourna vers Klaus.

— Vous êtes un crétin, meunier, et c’est votre femme qui vous monte. Ainsi d’ailleurs que tous les hommes à sa portée.

Klaus piqua un fard et se leva, mais Eugen l’arrêta d’un geste.

— Pas à la table de mein Herr !

Quant à Manfred, il ordonna :

— Intendant, sortez ! (Comme l’autre ne bougeait pas, il ajouta :) Sur-le-champ !

Thierry se leva, une main à l’épée, mais le père Rudolf prit la parole d’une voix chevrotante.

— Allons, allons. Modérons nos ardeurs. Nous ne devons pas nous battre entre nous. L’ennemi, ce n’est pas nous.

Prenant Everard par le coude, il l’aida à se lever. L’intendant fixa l’assemblée en clignant des yeux comme s’il découvrait subitement sa présence. Rudolf l’escorta jusqu’à la porte et il sortit en titubant, non sans s’être cogné au battant. Max referma la porte derrière lui.

— Il empeste, commenta le sergent.

— Il est terrifié, ajouta Dietrich, et il a bu pour l’oublier.

— Je n’accepterai aucune excuse ! décréta Manfred. Max ?

— Il y avait des tombes récentes dans le cimetière, reprit le sergent, mais aussi des cadavres gisant un peu partout – dans les prés, dans les champs… J’ai même vu un mort à sa charrue.

— Des corps sans sépulture ? s’écria Dietrich.

Comment avaient-ils pu en arriver là aussi vite ?

Manfred pointa sur lui un index inflexible.

— Non, pasteur ! Je vous interdis d’aller là-bas.

— Le Seigneur nous a commandé d’ensevelir nos morts.

Une gangue de glace lui enveloppa le cœur lorsqu’il pensa à ce qui les attendait.

— Si vous allez dans la vallée, je ne puis vous autoriser à en revenir, lui dit Manfred. Les vivants ont besoin de vous ici.

Dietrich se préparait à formuler une nouvelle objection lorsque Jean l’interrompit.

— Ce sera plus facile pour nous.

— Mais tout retour vous sera interdit, lui dit Manfred.

Jean esquissa un sourire à la mode krenk.

— Mein Herr, tout retour nous est déjà interdit. Ce ne sera qu’un petit exil ajouté à un grand. Mais les petites-vies qui vous dévorent ne s’attaqueront sans doute pas à nous. Le… Quel terme employez-vous pour désigner un changement des catégories ?

— Evolutium, suggéra Dietrich. Le passage du potentiel à l’actuel. Un « déroulement » vers une fin précise.

— Non, ce n’est pas le bon terme… Ce que je veux dire, mein Herr, c’est que vos petites-vies ne connaissent pas notre corps et qu’il leur manque la… la clé pour entrer dans notre chair.

Manfred plissa les lèvres.

— Très bien. Jean, vous pouvez aller enterrer les morts à Niederhochwald. N’emmenez que des Krenken avec vous. À votre retour, patientez à l’ancien lazaret au cas où vous présenteriez des signes de la peste. Si aucun n’est apparu dans un délai de… (il réfléchit quelques instants, soucieux de la protection du plus grand nombre)… disons trois jours, vous pourrez revenir au village. En attendant, personne ne doit pénétrer dans la seigneurie.

— Et le père de ma femme ? insista Klaus.

— Il doit partir d’ici. Je sais que cela peut paraître cruel, meunier, mais c’est nécessaire. Nous devons penser à nous.

Everard gisait face contre terre près du portail de la haute-cour.

— Ce poivrot a vomi tripes et boyaux ! s’esclaffa Klaus.

Le soleil était haut dans le ciel, mais la brise venue du Katharinaberg était assez fraîche pour faire oublier sa chaleur. Les rosiers étaient en fleur et leurs branches s’entrelaçaient sur les treilles du jardin seigneurial. Mais, à cet endroit, la terre avait été foulée par quantité de pieds obéissants, et la profusion de boutons-d’or qui y poussait tenait du miracle.