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Everard tressauta sur ce tapis jaune.

— S’il remue comme ça dans son sommeil, il sera de mauvaise humeur à son réveil, prophétisa Max.

— Il risque de s’étouffer sur ses vomissures, dit Dietrich. Aidez-moi, nous allons le porter chez lui.

Il s’approcha de l’intendant et se mit à genoux.

— Il me semble confortablement installé, dit Max, suscitant l’hilarité de Klaus.

Les vomissures sur le sol étaient d’une répugnante couleur noire et Everard dégageait une odeur nauséabonde. Son souffle évoquait le son d’une cornemuse et Dietrich constata que ses joues étaient brûlantes. Comme il l’effleurait, l’intendant tressaillit et poussa un cri.

Dietrich se releva d’un bond, recula de deux pas.

Il entra en collision avec le meunier, qui s’était rapproché.

— Réveille-toi, ivrogne !

Cela faisait des années que ces deux-là étaient rivaux et associés, cultivant un mélange d’amitié et de détestation.

— Qu’y a-t-il ? demanda le sergent.

— C’est la peste, répondit Dietrich.

Max ferma les yeux.

— Seigneur Dieu !

— Il faut le transporter dans son cottage, reprit Dietrich.

Mais il ne fit pas mine de bouger. Klaus se détourna, les bras passés autour du torse. Max rebroussa chemin vers le château.

— Il faut prévenir le Herr.

Jean le Krenk les écarta tous les trois.

— Heloise et moi allons nous occuper de lui.

La Krenk païenne, qui se reposait de sa mission de reconnaissance, vint le rejoindre.

Sur la colline de l’église, Joachim sonna midi, annonçant l’heure du déjeuner aux travailleurs dans les champs. Klaus l’écouta un moment puis déclara :

— J’aurais cru que ce serait bien plus sinistre.

— Quoi donc ? lui demanda Dietrich.

— Ce jour. J’aurais cru qu’il serait annoncé par de terribles présages – de lourds nuages noirs, des vents violents, des grondements de tonnerre. La nuit en plein jour. Mais la matinée est si ordinaire que j’en suis terrifié.

— Ce n’est que maintenant que vous avez peur ?

— Ja. Des présages traduisent la volonté de Dieu, même si Ses voies sont impénétrables ; et la prière et la pénitence nous permettent parfois d’apaiser Sa colère. Mais ce n’est pas à cela que nous avons affaire. Everard est tombé, frappé par la maladie. Sans le moindre signe annonciateur. Ce qui signifie que ce mal est l’œuvre de la nature, comme vous l’avez toujours dit. Et contre la nature, nous n’avons aucun recours.

Une fois chez l’intendant, ils débarrassèrent la table des parchemins et des registres qui l’encombraient pour y allonger Everard comme un vulgaire porcelet rôti. Son épouse, Yrmegard, hurlait et se tordait les mains. Il ruait des deux pieds et tressautait de plus belle, et son visage était encore plus brûlant. Dietrich lui ôta sa chemise et tous virent les furoncles sur son torse.

— Le charbon, dit Klaus, visiblement soulagé.

Mais Dietrich secoua la tête. En dépit des ressemblances, le malheureux ne souffrait pas de la maladie des trieurs de laine.

— Posez un linge froid sur son front, dit-il à Yrmegard. Et ne touchez pas à ses furoncles. S’il a soif, ne lui laissez boire qu’une gorgée d’eau. Jean, Heloise, mettons-le dans son lit.

Everard poussa un hurlement lorsque les Krenken le saisirent, et ils manquèrent le lâcher.

— Heloise va rester auprès de lui, dit Jean. Ne vous approchez pas, Yrmegard. Des petites-vies peuvent se trouver dans sa salive, ou encore sur sa peau ou même dans son haleine. Nous n’en savons pas davantage pour le moment.

— Me croyez-vous capable de confier mon époux à un démon ? s’emporta Yrmegard.

Mais elle ne fit pas un pas vers le lit, se contentant de tordre son tablier entre ses mains. Accroché à ses jupes, le petit Witold fixait son père de ses yeux immenses.

Lorsqu’ils furent ressortis, Klaus dit à Dietrich :

— Everard ne s’est jamais approché de mon beau-père.

Jean agita le bras.

— Les petites-vies sont parfois apportées par le vent, comme les graines de certaines plantes. Elles peuvent aussi se fixer à des animaux. Chacune d’elles voyage à sa façon.

— Alors aucun de nous n’est en sécurité ! s’écria Klaus.

Des sabots claquèrent sur le pavé, et Thierry et Imein filèrent au galop, sautant par-dessus le mur de pierre et les douves qui entouraient la haute-cour. Klaus, Jean et Dietrich les regardèrent traverser le village puis les champs, où les manants en train de déjeuner s’émerveillèrent du spectacle et, ignorant la raison de leur empressement, applaudirent les deux cavaliers pour leur brio.

Mais, quand sonna l’angélus, tout le monde savait la nouvelle. Les paysans de retour des champs gagnèrent leurs demeures sans rien dire. Cette nuit-là, quelqu’un brisa d’un jet de pierre la splendide vitre en verre teinté dont Klaus ornait fièrement sa fenêtre. Le matin venu, personne n’émergea de sa demeure. Le meunier et sa famille scrutaient la rue déserte derrière les volets fermés, comme si le souffle délétère de la peste était prêt à fondre sur le premier villageois qui oserait se montrer.

Le lendemain, après que Dietrich eut dit la messe pour une congrégation réduite à Joachim et aux Krenken, il monta sur la crête pour contempler le village émergeant des ombres nocturnes. La forge demeurait silencieuse. Un grincement saccadé emplissait l’air matinal – la roue du moulin tournant à vide. Un coq salua le lever du soleil et les moutons affligés par le charbon bêlèrent d’une voix pitoyable pour saluer leurs congénères morts durant la nuit. Au-dessus des champs flottait une légère brume, aussi blanche et aussi délicate que du lin filé.

Joachim le rejoignit.

— On dirait un village peuplé de morts.

Dietrich fit le signe de croix.

— Que Dieu nous épargne un tel sort.

Il y eut un bref silence, puis Joachim demanda :

— En est-il parmi eux qui aient besoin de notre secours ?

— Quel secours pourrions-nous leur apporter ? répliqua Dietrich en levant les bras au ciel.

Il fit mine de s’éloigner, mais Joachim lui empoigna le bras.

— Le réconfort, mon frère ! Les maux du corps sont les plus bénins de tous, car ils ne conduisent qu’au trépas, ce qui n’est que peu de chose. Mais si l’esprit trépasse, alors tout est perdu.

Mais Dietrich ne pouvait rien faire. Il avait découvert qu’il avait peur de la peste. Media vita in morte summus. En pleine vie, nous sommes déjà morts – mais cette mort-là le terrifiait. Il avait vu des hommes éviscérés par un coup d’épée, hurlant de douleur, empoignant leurs tripes et souillant leurs chausses. Pourtant, nul n’allait au combat sans accepter le risque de périr de cette manière. Mais cette maladie ne se souciait ni de risque, ni d’espoir, elle frappait qui bon lui semblait. À Niederhochwald, Heloise avait aperçu un homme mort à sa charrue ; et qui irait travailler aux champs en sachant qu’une telle mort l’y attendait ?

Jean lui posa une main sur l’épaule, le faisant sursauter.

— Nous allons nous en charger, dit le Krenk.

— Un démon parcourant les rues et appelant les malades ? Voilà qui va réconforter les villageois.

— Nous sommes donc des démons ?

— Un homme terrifié voit le démon dans son voisin, et la peur de l’insensé devient la peur du sensé.

— Vide de pensée !

— En effet ; mais ainsi sont les gens.

Dietrich fit un pas sur le sentier, hésita, puis reprit sa route. Lorsqu’il arriva devant le cottage de Theresia, ce fut une voix d’orfraie qui répondit à son appel.