— Allez-vous-en ! Ce sont vos démons qui nous ont apporté ce mal !
Cette accusation était illogique. La peste avait ravagé des contrées où les Krenken étaient inconnus ; mais jamais la raison n’avait fait plier Theresia. Il repartit en direction de la forge, où il trouva Wanda Schmidt en grande conversation avec Joachim.
— Vous n’aviez pas besoin de m’accompagner, lui dit-il tandis que tous deux avançaient dans la grand-rue.
Mais le moine se contenta de hausser les épaules.
Et ainsi allèrent-ils, d’une maison à l’autre, jusqu’à ce qu’ils arrivent devant les huttes des jardiniers. En entrant dans le cottage des Metzger, Dietrich s’assura que Trude souffrait seulement du charbon. Mais à en juger par les traînées noires qui lui striaient les bras, le poison se répandait dans son corps. Elle va mourir, se dit-il, veillant à ne rien laisser paraître de sa certitude tandis qu’il priait pour elle et lui donnait sa bénédiction.
Il retourna dans le vallon séparant la colline de l’église de celle du château et attendit Joachim, qui revenait du cottage du meunier en traversant le pré. Les moutons bêlaient à son passage.
— Est-ce qu’ils vont bien ? demanda Dietrich en désignant les cottages situés de l’autre côté du pré.
Joachim lui répondit par un hochement de tête.
Dietrich laissa échapper un soupir de soulagement.
— Personne d’autre n’est touché, alors.
Joachim chassa d’un coup de pied un rat mort qui encombrait le sentier et se tourna vers le château.
— Nous ne sommes pas encore allés dans la haute-cour – et c’est là que la peste a commencé à se manifester.
— Je vais interroger Manfred et les siens. (Obéissant à une soudaine impulsion, il étreignit le franciscain.) Vous n’aviez nul besoin de vous exposer. C’est à moi qu’ont été confiées ces brebis.
Joachim se tourna vers les bestiaux en train de mourir, comme s’il se demandait de quelles brebis parlait Dietrich.
— Le bailli néglige sa charge, fit-il remarquer. Il faut enterrer les bêtes mortes, car sinon tout le troupeau sera détruit. Les moutons de mon père ont jadis souffert de ce mal, et deux des bergers sont morts avec eux. C’était ma faute, bien entendu.
— Volkmar a d’autres soucis que les troupeaux du village.
Joachim eut un sourire inattendu.
— Pas moi. « Pais mes brebis[26] », a dit le Seigneur, mais l’homme ne se nourrit pas que de pain. Ce fut un dur parcours que celui que nous avons suivi, Dietrich, mais un bon compagnon allège le fardeau du périple.
En fin de compte, seul Everard était malade, et il semblait à présent se reposer paisiblement. Dietrich osa espérer que le mal arrêterait là ses ravages. Jean fit claquer ses mandibules en l’entendant, mais il ne fit aucun commentaire.
Gottfried et Winifred s’équipèrent de harnais de vol et allèrent enterrer les malheureux habitants de Niederhochwald. Les cadavres étaient si nombreux qu’ils durent creuser des fosses en s’aidant de pâte à tonnerre. Dietrich se demanda si cette méthode était bien convenable, puis conclut qu’une fosse commune était peut-être appropriée dans la mesure où tout le village semblait avoir péri en même temps. Il bénit les sépultures via le parleur à distance que les Krenk avaient emporté avec eux.
Peu après, Jean remplit les barils alimentant la tête parlante en dépliant un triptyque de verre. Cette matière convertissait les rayons de soleil en essence elektronik. Dietrich savait que, sur le plan philosophique, il était possible qu’un feu soit transformé en un autre feu, mais le côté pratique de cette alchimie lui échappait.
— Pourquoi la peste est-elle venue ici ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Jean observait le sceau dont était frappé le Heinzelmännchen et qui permettait de suivre le remplissage des barils.
— Parce qu’elle est allée partout. Pourquoi pas ici ? Mais, Dietrich, mon ami, vous en parlez comme d’un animal qui va et vient dans un but précis. Un tel but n’existe pas.
— Voilà qui n’apporte aucun réconfort.
— Pourquoi faut-il qu’il y ait réconfort ?
— Une vie sans but ne vaut pas la peine d’être vécue.
— Croyez-vous ? Écoutez, mon ami. La vie vaut toujours la peine d’être vécue. Mon… Vous diriez mon « aïeul ». Mon « aïeul » a passé plusieurs… mois… caché dans les ruines d’un nid… d’une ville… détruite par… par une attaque aérienne. Ses frères de nichée avaient péri par les flammes. Sa nourrice était morte dans ses bras, victime d’une expression encore plus violente que celle de la poudre noire. Il ignorait où il trouverait son prochain repas. Mais sa vie valait la peine d’être vécue, même après de pareilles épreuves, car la nécessité de trouver ce prochain repas lui donnait un but ; chaque nouvelle aurore lui était un triomphe. Jamais il ne s’est senti plus vivant que durant cette période où il frôlait la mort chaque jour. C’est aux yeux de ma propre nichée – qui ne manquait de rien – que la vie semblait oppressante.
Lorsque vint le mardi et qu’on n’eut constaté aucun nouveau cas, les manants sortirent de leurs cottages pour converser à voix basse. On racontait au château qu’Everard se reposait et que sa fièvre était tombée.
— Peut-être que le village échappera au pire, dit Gregor Mauer en voyant Dietrich ce matin-là.
— Que Dieu vous entende, répondit le prêtre.
Ils se trouvaient dans la cour du tailleur de pierre, parmi la poussière et les éclats de roche. Non loin de là, les deux fils de Gregor paressaient, vêtus de tabliers de cuir et portant des gants épais. Gregerl, un gaillard qui pesait déjà cent quarante livres, tenait un fil à plomb qu’il faisait tourner d’un air absent.
— Pasteur…
Gregor semblait étrangement intimidé. Du bout du pied, il dessina quelque chose dans la poussière. Puis il jeta un regard noir à ses fils, qui s’empressèrent de filer, après que Gregerl eut donné un coup de coude à son cadet et gratifié son père d’un sourire malicieux.
— Aucun respect, dit le tailleur de pierre. J’aurais dû les envoyer faire leur apprentissage ailleurs. (Soupir.) Pasteur, je souhaite épouser Theresia. Elle est votre pupille et c’est à vous d’accorder sa main à qui la demande.
Dietrich avait redouté ce jour. À ses yeux, Theresia demeurait une fillette en larmes, au visage maculé de suie, fuyant sa maison en feu.
— L’avez-vous avisée de votre souhait ?
— Elle y consent. (Comme Dietrich ne réagissait pas, il ajouta :) C’est une femme très douce.
— Oui. Mais son cœur est grandement troublé.
— J’ai essayé de lui expliquer à propos des Krenken.
— Il n’y a pas que cela. Je pense qu’elle impose à leur nature celle de ses démons intérieurs.
— Je… je ne comprends pas.
— Jean m’a parlé des rouages de l’âme. Les Krenken ont imaginé une philosophie pour les étudier. Je l’appelle psyche logos. Ils ont divisé l’âme en plusieurs parties : le soi – ce qui parle, l’ego ; la conscience – qui est supérieure à l’ego et le régente ; le péché originel, au-dessous des deux précédents ; et, naturellement, les âmes animales et végétatives dont parle Aristote. Ils disent… (Soudain, son propre discours lui parut irritant.) Mais peu importe. Ce que je veux dire, c’est… (Il eut un bref sourire.) Il y a dans le passé de Theresia des questions dont vous ignorez tout.
— C’est moins son passé qui m’occupe que son avenir.