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Dietrich opina.

— Est-ce que nous avons votre bénédiction ?

— Je dois y réfléchir. Il n’est nul autre auquel je la confierais avec plus de joie, Gregor. Mais c’est une décision qui va déterminer le reste de sa vie et il ne faut pas la prendre à la légère.

— Le reste de sa vie, ça risque d’être court, dit lentement Gregor.

Dietrich se signa.

— Ne tentez pas le Seigneur. Personne d’autre n’est tombé malade.

— Pas encore, mais la fin du monde approche et, au paradis, il n’y a ni mariage ni demande en mariage.

— Je dois y réfléchir, vous dis-je.

Dietrich fit mine de partir, mais la réplique de Gregor l’obligea à se retourner.

— Nous n’avons pas besoin de votre permission, dit le tailleur de pierre, mais nous souhaitions votre bénédiction.

Dietrich acquiesça, courba le dos et s’en fut.

Après les vêpres, Dietrich mangea un repas frugal de pain et de fromage, arrosé d’une chope de bière. Il avait préparé une assiette pour Joachim, mais le jeune moine n’était pas réapparu. Jean, accroupi devant la fenêtre, écoutait le chant des insectes à la tombée du soir. De temps à autre, il mordait dans un bout de pain imbibé de son élixir de vie. En dépit de son régime, les tavelures se faisaient plus nombreuses sur sa peau. Reflétées sur ses yeux à facettes, les étoiles semblaient luire à l’intérieur de son crâne.

— Il y a une phrase dans ma tête qui dit que l’une d’elles est celle de ma maison, déclara-t-il. Si Dieu est bon, Il ne m’abandonnera pas sans m’en donner un aperçu. Si seulement je savais laquelle c’est. Peut-être… (Il tendit son bras si long, ses doigts si longs.) Peut-être est-ce celle-ci. Elle est si brillante. C’est sûrement pour une raison. (Il fredonna avec ses lèvres latérales.) Mais non. Si elle est brillante, c’est parce qu’elle est proche. La philosophie du hasard me dit que mon étoile se trouve à une distance inconnaissable, dans une direction inconnaissable, et qu’aucune de ces lueurs ne brille dans le ciel de Krenkheim. Même ce lien, le plus ténu de tous, même ce lien m’est refusé.

— Le ciel est donc profond ? dit Dietrich.

— D’une profondeur incommensurable.

Dietrich s’approcha de la fenêtre pour contempler le dôme de ténèbres.

— J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une sphère à laquelle étaient suspendues des lampes. Mais certaines de ces lueurs sont plus proches que les autres, dites-vous, et c’est pour cela qu’elles brillent avec plus d’éclat ? Qu’est-ce qui les maintient en place ? L’air ?

— Rien. Il n’y a pas d’air dans le néant entre les étoiles. Et il n’y a ni « haut » ni « bas ». Si vous deviez monter au ciel, vous iriez vers le haut jusqu’à échapper à l’emprise de la terre, et flotteriez ensuite pour l’éternité – ou jusqu’à vous retrouver sous l’emprise d’un autre monde.

Dietrich opina.

— Votre théologie est exacte. Dans quel milieu alors les étoiles nagent-elles ? Buridan n’a jamais cru à la quintessence. Il disait que les corps célestes décriraient pour l’éternité le mouvement que le Créateur leur avait imprimé, car ce mouvement ne rencontrerait aucune résistance. Mais si le ciel n’est pas un dôme retenant l’air, il doit être rempli d’autre chose.

— Ah bon ? Il existe une célèbre… experientia, lui dit Jean. Un philosophe krenk s’est tenu le raisonnement suivant : si le ciel était empli de ce cinquième élément, on sentirait du « vent » du fait du mouvement de notre monde en son sein. Il a mesuré la vitesse de la lumière dans un sens, puis dans l’autre, et n’a trouvé aucune différence.

— Alors le jeune Oresme se trompe ? La terre ne se meut pas ?

Jean se retourna et fit claquer ses lèvres.

— Ou alors, il n’y a pas de quintessence, dit-il.

— Ou alors, la quintessence se meut avec nous, tout comme l’air. Il existe plus de deux possibilités.

— Non, mon ami. L’espace n’est empli de rien.

Dietrich éclata de rire, pour la première fois depuis qu’il avait trouvé Everard à terre.

— Comment est-ce possible, puisque le « rien », c’est l’absence de toute chose ? Si dans le ciel il ne se trouvait nulle chose, quelque chose viendrait s’y placer. Le mot lui-même en est la preuve. « Vider » se dit vacuare. Mais natura non vacuit. La nature a horreur du vide. Il faut des efforts pour faire le vide.

— Na… répondit Jean avec hésitation. Le Heinzelmännchen interprète-t-il correctement ? Nos philosophes affirment que ce rien ne contient pas ce qu’ils appellent « esprit-de-rien ». Mais je ne pense pas que les vôtres le sachent. Comment l’exprimeriez-vous dans votre langage philosophique ?

— La forme substantive de vacuare, c’est vacuum, un terme exprimant une action abstraite en tant que forme factuelle : « ce qui est dans l’état d’avoir été vidé ». D’où : energia vacuum. Mais il est écrit que « l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus du vide », alors peut-être avez-vous trouvé le souffle de Dieu dans votre « vacuum energia ». Mais attendez. (Dietrich leva l’index.) Votre navire se meut le long de directions insensibles que l’on trouve partout dans la nature.

— Ja. Tout comme l’intérieur d’une sphère est « insensible » à ceux qui n’appréhendent que sa surface.

— Alors, l’étoile de Krenkheim est en fait toute proche. Elle est à l’intérieur de vous, et ce à chaque instant.

Jean resta figé un moment, puis ouvrit brièvement ses lèvres molles.

— Vous êtes un homme sage, pasteur Dietrich, sage ou bien embrouillé.

— Ou peut-être les deux, reconnut Dietrich. (Il se pencha à la fenêtre.) Je ne vois toujours aucun signe de Joachim, et il fait trop noir à cette heure-ci pour sortir sans torche.

— Il est dans l’église, dit Jean. Je l’ai vu y entrer à none.

— Ah ! Et il n’en est pas ressorti ? Les vêpres sont passées depuis longtemps.

Inquiet, Dietrich sortit et courut vers l’église, trébuchant sur le pré éclairé par la seule lueur des étoiles, et se cogna au poteau d’angle nord-ouest de l’édifice. Ecke la géante se dressait au-dessus de lui ; le nain Alberich le fixait en ricanant depuis son piédestal. La rumeur du vent semblait leur donner une voix. Dietrich monta les marches en titubant, s’arrêta le temps de caresser la joue de sainte Catherine. Un hibou passa, poussant un ululement quasi muet. Redoutant ce qu’il allait découvrir, il ouvrit grandes les portes.

Filtrée par les vitraux, la lueur des étoiles ne parvenait pas à dissiper la pénombre régnant à l’intérieur. Dietrich entendit des claquements étouffés provenant de l’autel.

Il se précipita vers le sanctuaire, trébucha sur un corps gisant sur les dalles. Une puanteur hélas familière lui emplit les narines.

— Joachim ! s’écria-t-il. Est-ce que vous vous sentez bien ?

Il se rappela Everard gisant dans ses vomissures puantes.

Mais ce qu’il humait là, c’était la senteur âcre du sang.

Il palpa le corps du franciscain et le découvrit torse nu, sentit sa jeune chair creusée de sillons ensanglantés.

— Joachim, qu’avez-vous fait ?

Mais il le savait déjà et, au prix de quelques tâtonnements, trouva le fouet que tenait le moine et le lui arracha des mains.

Il s’agissait de la corde qui lui servait de ceinture, à présent imbibée de son sang.

— Ach, espèce d’idiot ! Espèce d’idiot !

Joachim frissonna dans ses bras.