— Si je bois cette coupe jusqu’à la lie, murmura-t-il, elle passera loin d’autrui. (Il tourna vers Dietrich des yeux que les étoiles faisaient luire.) Si je m’impose la douleur de dix hommes, alors neuf en seront peut-être exemptés. Que dites-vous de mon algèbre ? acheva-t-il en riant.
Une froide lueur bleue illumina le sanctuaire comme Jean y entrait avec une lampe krenk.
— Il s’est blessé, dit la créature en approchant.
— Ja, fit Dietrich. Pour prendre sur lui nos souffrances.
S’était-il flagellé durant quatre heures, soit le temps écoulé depuis que Jean l’avait vu entrer dans l’église ? Dietrich étreignit le moine, déposa un baiser sur sa joue.
— Il croyait tuer les petites-vies à coups de fouet ? demanda Jean. Cela n’est pas logique !
Dietrich agrippa le corps par les aisselles et se redressa.
— Au diable la logique ! Nous sommes tous impuissants. Au moins a-t-il tenté quelque chose !
Le mercredi, Manfred manda Dietrich en sa chapelle pour y commémorer Henri II le Saint, souverain d’une époque où la Germanie connaissait l’ordre et la justice.
— Hier soir, expliqua le Herr, le bon père Rudolf m’a volé ma jument grise et s’est enfui avec elle.
Bien qu’il n’ait jamais aimé le chapelain, Dietrich fut aussi surpris que troublé par cette nouvelle. La chapelle seigneuriale, riche de ses calices d’or et de ses chasubles de soie, constituait un sacerdoce plus prestigieux que celui d’un prêtre de village, notamment grâce à son bénéfice fort confortable. Rudolf était un homme bon qui faisait honneur à Dieu, mais il gardait dans son cœur une petite place pour Mammon.
Au fond de la chapelle se tenaient Eugen, Kunigund et sa sœur Irmgard, Chlotilde la nourrice, Gunther, Peter le ménestrel, Wolfram et leurs familles, Max et quelques domestiques, attendant le début de la messe dans le recueillement. Dietrich baissa la voix.
— Il a abandonné son bénéfice ? demanda-t-il.
Il arrivait que des serfs fuient leur seigneurie. Plus rarement, c’était un seigneur qui désertait son fief. Mais il n’était pas seyant pour un homme d’abandonner sa vocation.
— Où va-t-il donc aller ?
— Qui sait ? répondit Manfred en hochant la tête. Je ne lui reproche pas de m’avoir pris un cheval. Il a voulu mettre toutes les chances de son côté, et je ne suis pas homme à les lui mesurer.
Après la cérémonie, Dietrich s’attarda devant le portail de la haute-cour et contempla le village en silence, pensant toujours au père Rudolf. Puis il tourna les talons et se dirigea vers le cottage d’Everard.
— Comment se porte votre époux aujourd’hui ? demanda-t-il à Yrmegard lorsqu’elle eut ouvert le battant supérieur de sa porte.
Elle jeta un regard par-dessus son épaule.
— Mieux, je pense… Il… (Soudain, elle ouvrit également le second battant.) Voyez vous-même.
Dietrich fit un pas à l’intérieur. Il retint son souffle, ne souhaitant pas inhaler un air vicié.
— La paix soit avec vous. Où est Heloise ?
— Qui est-ce ? Le démon ? Je croyais que les démons avaient des noms juifs. Je l’ai chassé. Pas question de le laisser au chevet de mon mari pour qu’il s’empare de son âme à l’instant de sa mort.
— Yrmegard, les Krenken sont avec nous depuis le jour de la kermesse…
— Ils ne faisaient qu’attendre leur heure.
Le cottage d’Everard était divisé en deux pièces, une chambre et une salle commune. L’intendant possédait plusieurs parcelles de terre et l’aménagement de sa demeure trahissait sa richesse. Il était allongé dans la chambre. Son front était brûlant et sec au toucher. Aux furoncles sur son torse s’en étaient ajoutés d’autres, sur le ventre et sous les bras. L’un d’eux, sur son bras gauche, avait la grosseur et la couleur d’une pomme. Dietrich prit un linge, le trempa dans l’eau, l’essora et le posa sur le front du malade. Everard se mit à siffler et ses mains devinrent griffes.
Dietrich entendit Yrmegard qui faisait taire leur fils en larmes. Everard ouvrit un œil.
— Silence, mon garçon, dit-il.
Sa langue avait enflé et débordait de sa bouche, rendant ses propos difficilement intelligibles. On eût dit un escargot gris et visqueux cherchant à s’échapper de sa coquille.
— Un brave garçon comme la bouillie et les oiseaux chantent, dit Everard en fixant sur Dietrich un œil luisant d’intensité.
— Il est devenu fou, dit Yrmegard en s’approchant du lit.
Le petit Witold s’enfuit en pleurant loin du cottage.
— Il est conscient et capable de parler, rétorqua Dietrich. Cela en soi tient du miracle. Pourquoi exiger un discours raisonné ?
Il tenta de lui faire avaler un peu d’eau, mais elle lui coula sur le menton, sa langue étant décidément trop enflée. Il ne cessait de geindre et de tousser, mais cela représentait un progrès comparé aux nausées et aux hurlements de la veille. Cela va passer, se dit Dietrich, soulagé.
Depuis la colline du château, il emprunta le sentier conduisant au pré bordant le bief. Ce fut là qu’il trouva Gregor et Theresia, assis au bord du bassin où ils s’amusaient à faire des ronds dans l’eau. Il fit halte avant d’être vu et il entendit le rire cristallin de la jeune femme, qui résonnait en contrepoint au murmure de l’eau. Puis la roue du moulin se mit à tourner, à grand renfort de grognements.
Jadis, c’était un bruit qui ne manquait jamais de le ravir. Le bruit d’un labeur ayant cessé d’être un fardeau pour l’homme. Mais, aujourd’hui, il sonnait un peu comme une plainte. Klaus sortit du moulin pour regarder tourner la roue, jaugeant la force du courant et le travail qu’il allait effectuer. Satisfait, il se retourna et, apercevant Dietrich, lui lança un salut. Gregor et Theresia se retournèrent et Dietrich, qui n’avait désormais plus le choix, s’avança vers eux.
— Vous avez ma bénédiction, dit-il au tailleur de pierre avant que celui-ci ait eu le temps d’ouvrir la bouche.
L’un après l’autre, il leur posa sa main gauche sur le front, pendant que la droite faisait le signe de croix. Non seulement il les bénissait, mais en outre il s’assurait discrètement que ni l’un ni l’autre n’avait la fièvre.
— C’est une femme pleine de bonté, dit-il à Gregor, pieuse quand elle ne se laisse pas aveugler par ses terreurs, et son talent d’herboriste et de guérisseuse est un authentique don de Dieu. Pour ce qui est de ses terreurs, ne lui en parlez point, car elle a besoin de réconfort plutôt que d’une inquisition. (Il se tourna vers Theresia, qui pleurait à chaudes larmes.) Écoutez bien Gregor, ma fille. Cet homme est plus sage qu’il ne le croit.
— Je ne comprends pas, dit Theresia, et Dietrich s’agenouilla devant elle.
— Il est suffisamment sage pour vous aimer. Si vous comprenez seulement cela, vous serez aussi instruite qu’Aristote.
Gregor fit quelques pas avec lui comme il se dirigeait vers le moulin.
— Vous avez changé d’avis.
— Je n’ai jamais été opposé à cette union. Vous aviez raison, Gregor. Chaque nouveau jour peut être le dernier et, que notre vie soit longue ou courte, le plus petit des bonheurs qui l’agrémentent vaut la peine d’être cultivé.
Arrivé devant le moulin, il vit Klaus qui s’essuyait les mains avec un chiffon en regardant s’éloigner le tailleur de pierre et l’herboriste.
— Alors ? lança-t-il. Est-ce que Gregor a eu ce qu’il voulait ?
— Il a eu ce qu’il demandait, répondit Dietrich. Dieu veuille que ce soit la même chose.
Klaus secoua la tête.
— Vous êtes parfois trop malin pour votre bien. Sait-elle ce qu’il attend d’elle ? Vous voyez ce que je veux dire. C’est une femme un peu simple.