— A-t-elle déjà des furoncles ?
Le maire secoua la tête.
— Je ne sais pas.
— Puis-je relever sa chemise pour l’examiner ?
Le meunier fixa le prêtre quelques instants puis se mit à rire. C’était un rire tonitruant, qui le secouait de la tête aux pieds, mais qui ne dura qu’un instant.
— Pasteur, dit-il d’un air grave, vous êtes le seul homme de ce village à m’avoir jamais demandé la permission.
Il s’écarta.
Dietrich fut tout d’abord soulagé de ne déceler aucune grosseur sur son bas-ventre, encore que son intimité présentât des rougeurs qui annonçaient sans doute leur venue. Lorsqu’il voulut lui examiner la poitrine et le dessous des bras, elle se débattit violemment, sans doute irritée par le tissu de sa chemise.
— Max ! hurla-t-elle. Faites venir Max ! Il me protégera !
— Allez-vous lui donner les derniers sacrements ? demanda Klaus.
— Pas encore. Klaus…
Il hésita, puis décida de ne pas lui parler de Wanda. Le meunier ne pouvait pas quitter son épouse dans un moment pareil. Lorsqu’il se leva, Hilde s’agrippa à sa soutane.
— Allez chercher Dietrich, supplia-t-elle.
— Ja, doch, répondit-il en se dégageant doucement. J’y vais de ce pas.
Une fois dans la rue, il reprit son souffle. Dieu était bien rusé. Dietrich n’avait fui une maison en proie à la peste que pour échouer dans une autre.
Jean et Gottfried l’aidèrent à coucher Wanda. Lorsque Dietrich retourna au presbytère, Joachim n’eut besoin que de regarder son visage.
— La peste ! s’écria-t-il. (Comme Dietrich opinait, il rejeta la tête en arrière et hurla :) Ô mon Dieu, je T’ai failli !
Dietrich lui posa une main sur l’épaule.
— Vous n’avez failli à personne.
Le moine se dégagea.
— Les Krenken vont retourner en enfer sans avoir été absous !
Dietrich se détourna de lui, mais il le saisit par la manche.
— Vous ne pouvez pas les laisser mourir seuls.
— Je sais. Je vais voir Manfred pour lui demander la permission de monter un hôpital.
Il trouva le Herr dans la grande salle, assis entre la cheminée où brûlait un feu rugissant et un chaudron où en brûlait un autre, à peine moins impressionnant. Toute la maisonnée s’était réunie autour de lui, y compris Imre le colporteur. Les serviteurs ne cessaient d’alimenter les deux foyers en bûches. Ils arrivaient d’un pas vif et ne repartaient qu’à contrecœur.
Manfred, qui rédigeait un message assis à la table du conseil, lui parla sans lever les yeux de son parchemin.
— Votre pape était protégé par des feux comme ceux-ci. Chauliac m’en a recommandé l’usage quand je lui ai parlé à Avignon. Le feu détruit l’air vicié… (Il agita sa plume.) Si je me souviens bien. Je laisse la science aux érudits.
Il fouilla du regard les recoins de la salle, comme s’il redoutait d’y découvrir la peste. Puis il se pencha à nouveau sur son parchemin.
Le feu pouvait être efficace, songea Dietrich, car il détendait la masse d’air vicié et la poussait à s’élever. Le son d’une cloche pouvait aussi la fracturer en faisant trembler l’air. Mais si la peste était apportée par d’innombrables mikrobiota, Dietrich ne voyait pas en quoi le feu leur nuirait – à moins que les petites-vies ne soient attirées par les flammes, à l’instar des papillons. Il garda ses réflexions pour lui.
— Mein Herr, Wanda Schmidt et Hilde Müller ont été frappées par la peste.
— Je sais. Heloise nous a prévenus avec le parleur à distance. Qu’attendez-vous de moi ?
— Je vous demande la grâce de monter un hôpital. Bientôt, j’en ai peur, nous aurons trop de malades pour qu’ils…
Manfred tapota la table avec sa plume, en émoussant la pointe.
— Vous êtes trop soucieux des convenances. Un hôpital. Ja, doch. Faites donc. (Il agita la main.) Si tant est que ce soit utile.
— Si nous ne pouvons pas les sauver, au moins pouvons-nous adoucir leur agonie.
— Quel grand réconfort ce doit être. Max !
Il sécha l’encre avec du sable et plia le parchemin en quatre. Puis il fit couler de la cire d’une chandelle et y apposa son sceau. Il contempla sa bague quelques instants, la tournant et la retournant sur son doigt. Puis il se tourna vers la petite Irmgard, assise non loin de là auprès de sa nourrice, pleurant et reniflant, et lui adressa un bref sourire. Il tendit à Max les deux lettres qu’il venait de rédiger.
— Rendez-vous sur la route d’Oberreid et donnez ceci aux premiers voyageurs respectables que vous verrez. La première est pour le margrave de Bade, la seconde pour le duc Habsbourg. Fribourg et Vienne ont déjà bien des problèmes, mais nous devons les informer de ce qui se passe ici. Gunther, allez lui seller un cheval.
Max semblait chagriné, mais il s’inclina et se dirigea vers la porte, enfilant les gants passés à son ceinturon. Gunther le suivit, encore plus navré que lui si cela était possible.
Manfred secoua la tête.
— La mort est entrée au château, j’en ai peur. Everard est tombé alors même qu’il sortait de cette salle. Comment va-t-il ?
— Il s’est calmé. Puis-je le faire conduire à l’hôpital ?
— Faites ce que vous jugez nécessaire. Ne me demandez plus la permission. J’emmène tout le monde au donjon. J’ai interdit à quiconque d’entrer dans le village, mais personne ne m’a écouté. C’est Odo qui nous a apporté cette plaie. Au moins puis-je empêcher les intrus de franchir le mur d’enceinte. Désormais, chacun de nous doit veiller sur sa propre maison, sur sa propre famille.
Dietrich déglutit.
— Tous les hommes sont frères, mein Herr.
Manfred afficha un air de profonde tristesse.
— Dans ce cas, vous allez avoir beaucoup de travail.
Dietrich demanda à Ulf et à Heloise de transporter Everard à l’hôpital de fortune qu’il venait d’aménager dans la forge. Ni l’un ni l’autre n’avaient encore accepté le Christ. S’ils étaient restés, d’après Jean, c’était parce que le « fossé entre les mondes » leur faisait encore plus peur que la mort par inanition. Mais lorsqu’il demanda à Ulf de lui confirmer la chose, le Krenk s’esclaffa.
— Je n’ai peur de rien, affirma-t-il sur le canal privé. Les Krenken sont mortels. Les hommes aussi. On doit s’efforcer de bien mourir.
— Avec la charitas dans le cœur.
Geste du bras.
— Il n’y a pas de « charitas », il n’y a que l’honneur et le courage. On meurt sans crainte, en défiant le Faucheur. Personne parmi nous ne croit au Faucheur, naturellement, mais c’est un de nos dictons.
— Alors pourquoi êtes-vous resté ici quand votre navire est parti, sinon par crainte de ce « fossé » ?
Ulf désigna sa congénère qui les précédait.
— Parce que Heloise est restée. J’ai promis à notre épouse… Connaissez-vous notre trio homme-femme-nourrice ? Bien. La nourrice reste toujours au nid. J’ai… fait serment de ne jamais quitter Heloise. Certains chercheurs de vérité affirment que le fossé est vide de temps et que la mort y dure une éternité. Heloise redoute cela par-dessus tout. Pour moi, toute mort est pareille, et je claque des mâchoires devant elle. Je suis resté à cause de mon serment.
Lorsqu’ils entrèrent dans le cottage d’Everard, la puanteur y était presque palpable. L’intendant gisait nu sur le lit, un linge crasseux et asséché posé sur son front. Des veines bleu nuit couraient sur ses membres, rayonnant depuis les aisselles et le bas-ventre. D’Yrmegard et de Witold, il n’y avait aucun signe. Dietrich se pencha sur Everard, le croyant trépassé, mais il ouvrit soudain les yeux et se redressa à demi sur sa couche.