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— Mère de Dieu ! hurla-t-il.

— Je dois percer les bubons avant de le déplacer, dit Dietrich à Ulf tout en repoussant gentiment le malade.

À en juger par ces fleuves de poison qui lui irriguaient bras et jambes, il était déjà trop tard pour le sauver.

— Où sont votre femme et votre fils ? lui demanda-t-il. Qui donc prend soin de vous ?

— Mère de Dieu !

Hurlant de plus belle, l’intendant se griffa le torse et le visage. Puis il se calma soudain, tout pantelant, comme s’il venait de repousser un assaut sur les remparts et se reposait en attendant le suivant.

Dietrich avait déjà lavé son couteau avec du vinaigre, et Ulf lui suggéra de le nettoyer au feu. Mais le foyer ne contenait que des braises d’un rouge terne. Il n’y avait pas une bûche à proximité. Elle a pris la fuite, se dit Dietrich. Yrmegard a abandonné son époux. Il se demanda si Everard le savait.

Les bubons étaient aussi gros que des pommes, sous une peau luisante et tendue à craquer. Il choisit de commencer par l’aisselle droite et en approcha la pointe de son scalpel.

Everard hurla et se débattit, frappant Dietrich du poing et faisant choir l’instrument de sa main. Il tomba à genoux, étourdi par le coup qui lui faisait voir double, puis chercha sa lame à tâtons sur le tapis de joncs. Lorsqu’il se releva, Everard s’était recroquevillé sur son flanc, les genoux relevés contre le torse. Dietrich s’assit un moment sur le tabouret, se frotta la tempe et réfléchit. Puis il appela Jean via le parleur à distance.

— Dans mon appentis, il y a un panier marqué de la croix des Hospitaliers, dit-il à son ami. Apportez chez l’intendant une des éponges que vous y trouverez – mais maniez-la avec précaution. Elle est imbibée de mandragore et autres poisons.

Jean ne tarda pas à le rejoindre, et il observa la suite des événements aux côtés de ses deux congénères. Dietrich mouilla l’éponge en la plongeant dans la réserve d’eau et revint en la tenant à bout de bras. Puis, conformément aux instructions du Savoyard, il la brandit devant le nez et la bouche d’Everard, bien que celui-ci tentât à nouveau de le repousser. Assez longtemps pour que le sujet s’endorme, avait dit le chirurgien, mais pas assez pour qu’il succombe. Soudain, Everard s’amollit, et Dietrich jeta l’éponge au feu. L’avait-il tué ? Non, il respirait encore. Dietrich se signa.

— Seigneur Jésus, guidez ma main.

Le contact de la lame ne réveilla pas le malheureux, mais il poussa un grognement sourd et se débattit faiblement. Jean et Ulf lui empoignèrent bras et jambes. Le bubon résista et Dietrich appuya plus fort.

Puis il céda et il en suinta un fluide noir et suppurant, d’où montait l’odeur la plus abominable qui fut. Dietrich serra les dents et s’attaqua aux autres bubons.

Quand il eut achevé sa tâche, Heloise lui tendit un chiffon qu’elle avait préalablement fait bouillir et trempé dans du vinaigre. Dietrich fit de son mieux pour laver le malade et le débarrasser de toute trace de pus.

— Il vaut mieux ne pas toucher cela, conseilla Ulf.

Dietrich, qui n’avait jamais eu cette intention, fut pris d’un haut-le-cœur à cette idée et courut dehors vomir son petit déjeuner, après quoi il aspira plusieurs goulées d’air frais. Jean, qui l’avait suivi, le toucha à plusieurs reprises.

— C’était pénible ?

— Très pénible, dit Dietrich dans un hoquet.

— Mes… (Jean palpa ses antennes.) Je dois les laver. L’intendant ne vivra pas.

Dietrich laissa échapper un soupir.

— Nous ne devons pas perdre espoir, mais… je pense que vous avez raison. Sa femme s’est enfuie en emmenant leur petit garçon. Il n’y a plus personne pour le soigner.

— Alors, nous allons le faire.

Ils allongèrent Everard sur une civière fabriquée par Zimmerman, et Ulf et Heloise en saisirent les brancards. Dietrich les accompagna, afin de veiller à ce que le malade ne tombe pas lorsqu’ils descendraient en bas de la colline. Il se rappela que saint Éphrem le Syrien avait confectionné trois cents civières lorsque la Mésopotamie avait été frappée par la famine. Il nous en faudra davantage, se dit-il.

Jean était resté chez l’intendant pour brûler son linge et les petites-vies qu’il pouvait abriter.

— Gardez un peu de pus pour que je l’examine, lui dit Ulf via le parleur à distance.

— Pourquoi lui demandez-vous cela ? dit Dietrich comme ils se mettaient en route.

— J’ai travaillé avec les instruments de notre lazaret. Gschert nous a laissé l’un d’entre eux qui nous permet de voir les petites-vies.

Dietrich acquiesça sans comprendre. Puis il demanda à brûle-pourpoint :

— Pourquoi nous aidez-vous à soigner les malades si vous n’avez pas foi en la charitas ?

Le Krenk païen agita le bras.

— Jean est maintenant le Herr des Krenken, alors je le suis. Et puis, cela emplit mes jours.

Ce qui, tout bien considéré, était une réponse de Krenk.

Wanda Schmidt mourut le lendemain, jour de la commémoraison de saint Materne de Milan. Elle rua, se cabra et se trancha la langue d’un coup de dents. Un sang noir bouillonna en elle et jaillit de sa bouche. Elle n’entendit point les paroles de réconfort que lui dispensa Gottfried le Krenk ; peut-être ne sentit-elle même pas les gentils tapotements qui chez son peuple faisaient office de caresses.

Gottfried accosta Dietrich peu après.

— Le Seigneur-du-ciel n’a pas voulu sauver la femme du bienheureux Lorenz. Pourquoi alors avons-nous imploré Son aide ?

Dietrich secoua la tête.

— Tous les hommes meurent lorsque Dieu les rappelle à Lui.

Et Gottfried de répondre :

— N’aurait-il pu la rappeler avec plus de douceur ?

Klaus et Odo conduisirent Hilde à l’hôpital en la portant sur une civière. Lorsqu’ils l’eurent allongée sur une paillasse, près du feu que Dietrich faisait brûler en permanence, Klaus demanda à son beau-père de rentrer à la maison et le vieil homme, opinant d’un air distrait, lui répliqua :

— Dites à Hilde de se dépêcher de revenir pour préparer mon dîner.

Klaus le regarda s’éloigner.

— Il passe des heures assis sur un tabouret à regarder les cendres dans la cheminée. Quand j’entre dans la pièce, il se retourne quelques instants, mais la fascination des cendres est toujours la plus forte. Je pense qu’il est déjà mort – ici. (Il se frappa le torse.) Le reste n’est que cérémonie. (Il s’agenouilla près de Hilde pour lui caresser les cheveux.) Les animaux se meurent, eux aussi. En venant ici, j’ai vu des cadavres de rats et de chats, et même celui du vieux chien de Herwyg. Son cabot va lui manquer, au vieux Borgne.

Mon Dieu, supplia Dietrich, vas-Tu vider la terre de toute vie ?

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en palpant la manche de Klaus. On dirait du sang. Est-ce qu’elle a vomi du sang ?

Klaus baissa les yeux et fixa les taches sur le tissu comme s’il ne les avait jamais vues avant cet instant. Il toucha l’une d’elles du bout des doigts, mais le sang avait déjà séché.

— Non, fit-il. Non… Je… j’ai suivi…

Mais le meunier n’eut pas le temps d’en dire davantage, car Hilde se redressa soudain et quitta sa couche. Dietrich crut tout d’abord à un miracle, mais elle se mit à tourner sur elle-même en chantonnant, battant des bras comme un oiseau qui prend son envol. Klaus voulut la saisir, recevant pour sa peine une gifle si violente qu’elle faillit le terrasser.