Dietrich fit le tour de la paillasse et tenta d’attraper l’un des bras de Hilde pendant que Klaus s’emparait de l’autre. Une fois qu’il l’eut agrippée par le poignet, il mobilisa toutes ses forces pour l’étendre sur sa couche. Klaus fit de même. Hilde continua de gigoter et de fredonner un chant inintelligible. Puis, brusquement, elle se tut et cessa de bouger. Klaus releva la tête.
— Est-ce qu’elle est… ?
— Non. Non, elle respire.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce numéro de danse ?
— Je l’ignore, répondit Dietrich. (Si ses pustules avaient enflé, aucune veine empoisonnée ne courait sur ses bras.) Puis-je voir ses jambes ?
Sans un mot, Klaus releva la robe de Hilde et Dietrich, en examinant ses cuisses et son bas-ventre, fut soulagé de constater qu’elle ne présentait aucun signe inquiétant.
— Gottfried, apportez-moi du vin vieux, lança-t-il.
— Ja, ja, fit Klaus en hochant la tête. J’en ai bien besoin, moi aussi. Est-ce qu’elle va se reposer maintenant ?
— Je n’ai pas envie de boire. Il faut que je nettoie mon scalpel.
Klaus partit d’un petit rire, puis replongea dans un silence morose.
Gottfried apporta un bocal de vinaigre où Dietrich trempa sa lame. Puis il la tint au-dessus des braises jusqu’à ce que le manche soit trop chaud. Cette fois-ci, il décida de se passer de l’éponge soporifique. Il devait la réserver aux patients comme Everard, chez qui l’équilibre entre vie et mort était bien plus précaire.
— Tenez-moi ça, dit-il à Gottfried en lui passant une bassine en terre cuite. Dès que j’ai incisé la pustule, ajouta-t-il à l’intention de Klaus, le pus va se vider là-dedans. Ulf affirme qu’il ne doit pas entrer en contact avec notre peau, mais il pense que les Krenken sont immunisés contre ses effets.
— Il n’y a qu’une façon de s’en assurer, dit Gottfried.
— Voilà un démon plein de sagesse, dit Klaus en le fixant des yeux. Elle les a soignés, et maintenant, ce sont eux qui la soignent. Je ne les comprends pas davantage que je ne l’ai comprise.
Il considéra le couteau.
— N’ayez crainte, lui dit Dietrich. Chauliac a dit à Manfred que cette opération était souvent couronnée de succès, à condition de ne pas trop la retarder.
— Eh bien, allez-y ! Je ne le supporterai pas si…
Dietrich avait affûté sa lame comme un rasoir. Il incisa la pustule d’un geste sûr. Hilde poussa un hoquet et se cambra, sans toutefois hurler, contrairement à Everard. Dietrich lui maintenait fermement le bras, et le fluide putrescent coula dans la bassine de Gottfried. Il regarda s’il contenait du sang et fut soulagé de n’en point voir.
Quoique moins répugnant que celui d’Everard, ce pus dégageait une odeur des plus fortes. Klaus déglutit mais réussit à conserver le contenu de son estomac, bien qu’il ait eu un mouvement de recul.
La sinistre corvée fut bientôt achevée. Dietrich versa du vinaigre sur les incisions. Il ignorait pourquoi cette précaution était efficace, mais les hommes de l’art la conseillaient depuis l’époque d’Hippocrate. Le vinaigre brûle, et peut-être que le feu consumait les petites-vies.
Ensuite, Dietrich accompagna Klaus au cottage de Walpurga Honig, et tous deux s’assirent sur le banc. Klaus toqua au volet de la fenêtre et, quelques instants plus tard, la brasseuse l’ouvrit et lui tendit une chope de bière. Apercevant Dietrich, elle se retira pour réapparaître avec une seconde chope puis referma son volet en abaissant la barre. Ce bruit fit sursauter le petit Atiulf Kohlmann, assis par terre de l’autre côté de la rue, et il appela sa maman en pleurant.
— Tout le monde a peur, dit Klaus en levant sa chope.
Il but une gorgée de bière puis éclata en sanglots, lâchant la chope dont le contenu se répandit sur le sol.
— Je ne comprends pas, dit-il au bout d’un temps. Pourtant, elle ne manquait de rien. Il lui suffisait de demander, et je lui achetais tout ce qu’elle désirait. Brocarts, ceintures et guimpes. Et même une fois, au marché de Fribourg, du linge de corps en soie – du linge italien, je vous laisse imaginer le prix. Du fond de teint venu de France. Elle avait à manger dans son assiette, un toit au-dessus de la tête – et pas celui d’une hutte, contrairement à son père. Non, elle avait une maison en bois avec une cheminée en pierre, et une chambre chauffée à l’étage. Je lui ai donné deux beaux enfants et, bien que Dieu ait jugé bon de rappeler à Lui notre petit garçon, j’ai marié notre fille à un marchand de Fribourg. Dieu seul sait quel est le sort de Fribourg aujourd’hui.
Il fixa ses mains et se mit à les tordre. Puis il se tourna vers l’est, vers la plaine.
— Mais elle va aux autres hommes, reprit-il. Tout le monde le sait, mais je dois feindre l’ignorance – et me venger comme je le puis, quand je remplis son assiette. J’ai eu l’air de plaisanter quand j’ai levé sa robe devant vous. Mais je pense sincèrement que vous étiez le seul homme d’Oberhochwald à n’avoir pas vu son intimité ; encore que j’en aie douté il n’y a pas si longtemps. Je croyais que vous alliez dans les bois pour la retrouver, pasteur. Tout prêtre que vous êtes, vous demeurez un homme. Alors, un jour, je l’ai suivie. C’est ce jour-là que j’ai vu les monstres pour la première fois. Mais ils étaient bien moins horribles que le spectacle de mon Hilde, vautrée sur un tapis de feuilles mortes pendant que ce stupide sergent la besognait.
Dietrich se rappela le cheval attaché dans la clairière, qu’il avait crus amené là par Hilde.
— Klaus…
Mais le meunier poursuivit comme s’il ne l’avait pas entendu.
— Je sais être ardent dans le lit conjugal. Moins que du temps de ma jeunesse, mais les femmes n’ont pas eu à se plaindre de moi. Oh ! oui, j’ai fauté avec d’autres. Est-ce que j’avais le choix ? Votre choix ? Non, je brûle comme brûlait saint Paul. J’ignore pourquoi elle me repousse. Les autres hommes ont-ils des mots plus doux ? Des lèvres plus caressantes ?
Le meunier releva la tête pour regarder Dietrich droit dans les yeux.
— Vous pourriez lui parler. Lui ordonner la fidélité. Mais… ce n’est pas sa soumission que je désire, mais son amour. Cela m’est interdit et je ne sais pas pourquoi.
« La première fois que je l’ai vue, elle nourrissait les cochons dans la porcherie de son père. Elle avait les pieds nus et souillés de boue, mais j’ai tout de suite vu que c’était une princesse. J’étais l’apprenti du vieux Heinrich – le père d’Altenbach –, qui tenait le moulin du Herr, ce qui faisait de moi un beau parti. Ma Beatrix était morte lors de ce terrible hiver 1315, et nos enfants avec elle, et je devais me remarier si je ne voulais pas que mon sang périsse avec moi. J’ai demandé sa main à son père, le Herr a consenti au mariage et j’ai payé la redevance. Jamais on ne vit plus beau festin, sauf lorsque le Herr a marié sa Kunigund ! J’ai découvert cette nuit-là qu’elle n’était pas vierge, mais quelle femme l’était encore à son âge ? Cela ne me dérangeait pas. Peut-être avais-je tort.
Dietrich posa une main sur l’épaule de Klaus.
— Qu’allez-vous faire à présent ?
— Il n’était pas bien tendre avec elle, ce goret de sergent. À ses yeux, ce n’était qu’un trou.
— Wanda Schmidt est morte.
Klaus hocha lentement la tête.
— Cela me peine. Nous étions bons amis. Nous partagions la même peine, et nous nous sommes consolés ensemble. Je sais que c’était un péché, mais…
— Un péché véniel, lui assura Dietrich. Il n’y avait aucun mal en vous, je le sais.
Klaus éclata de rire. Son corps puissant se mit à tressauter, tel un tonneau secoué par un tremblement de terre, et des larmes perlèrent à ses paupières.