— Combien de fois, dit-il lorsqu’il se fut calmé, se laissant de nouveau aller à la mélancolie, combien de fois, au cours de vos sermons si secs et érudits, vous ai-je entendu dire que le « mal » n’était autre que l’absence du « bien » ? Alors, dites-moi, le prêtre… (Les yeux qu’il tourna vers Dietrich étaient débordants de vide.) Y a-t-il homme qui ait souffert de l’absence comme j’en ai souffert ?
Le silence se fit. Dietrich tendit au meunier sa chope de bière et il la vida.
— À mes péchés, dit-il. À mes péchés.
— Everard est mort, lui aussi, reprit Dietrich, et Klaus hocha la tête. Et Franzl Long-Nez, du château. On a sorti son cadavre ce matin. (Il se tourna vers les remparts.) Comment se porte Manfred ?
— Je ne sais pas. (Klaus posa les deux chopes sur le rebord de la fenêtre.) Je me demande si nous le saurons jamais.
— Et les Unterbaum sont partis, continua Dietrich. Konrad, sa femme et leurs deux enfants survivants…
— Pour le Bärental, j’espère. Seul un crétin fuirait au Brisgau en sachant que la peste est arrivée à Fribourg. Où est la mère d’Atiulf ?
Ils se levèrent pour rejoindre le garçonnet qui pleurait toujours.
— Qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda Dietrich en s’agenouillant près de lui.
— Mami ! hurla-t-il. Je veux mami !
Tout essoufflé, il inhala une goulée d’air avant de se remettre à crier, mais fut pris d’une violente quinte de toux.
— Où est-elle ? interrogea Dietrich.
— Je sais pas ! Mami, je me sens pas bien !
— Où est ton père ?
— Je sais pas ! Vati, j’ai mal !
Son corps fut à nouveau secoué par la toux.
— Et ta sœur Anna ?
— Elle dort. Faut pas la réveiller ! C’est mami qui l’a dit.
Dietrich et Klaus échangèrent un regard. Puis tous deux se tournèrent vers le cottage Kohlmann. Le maire serra les mâchoires.
— Je suppose qu’il faut…
Klaus ouvrit la porte et entra, et Dietrich le suivit, tenant le petit garçon par la main.
Il n’y avait aucun signe de Norbert ni d’Adelheid, mais Anna gisait sur une paillasse, le visage figé dans un sourire paisible.
— Morte, annonça Klaus. Je n’aperçois pourtant aucun signe de maladie. Rien à voir avec ce pauvre Everard.
— Atiulf, dit Dietrich d’un air sévère, est-ce que ta sœur était malade hier soir, quand tu es allé te coucher ?
Le garçonnet fit non de la tête sans cesser de pleurnicher. Dietrich se tourna vers Klaus, qui déclara :
— Le charbon frappe parfois les gens de cette façon, quand il entre par la bouche plutôt que par la peau. Peut-être que la peste fait la même chose. À moins qu’elle ne soit morte de chagrin à cause de ce jeune homme.
— Bertram Unterbaum.
— Je n’aurais pas cru cela de Norbert : abandonner ainsi cet enfant à son sort.
La raison n’avait pu que le pousser à la fuite, se dit Dietrich. Si le garçonnet était condamné, à quoi bon rester ici… et courir le risque d’être frappé à son tour ? Et c’est ainsi que tous les gens raisonnables avaient fui – de l’antique Alexandrie, des casernes de Constantinople, de l’hôpital de Paris.
Klaus prit l’enfant dans ses bras.
— Je l’emmène à l’hôpital. S’il vit, il deviendra mon fils.
Si la décision de Norbert ne lui ressemblait pas, celle de Klaus était proprement stupéfiante. Dietrich le bénit et ils se séparèrent. Le prêtre se mit en marche vers les maisons les plus proches de la route du Bärental, sans raison définie hormis que ses pas le portaient là.
La porte d’un cottage s’ouvrit soudain et Ilse Ackermann en sortit, sa fille Maria dans ses bras.
— Ma petite Maria ! Ma petite Maria ! hurlait-elle.
La fillette était noire de la tête aux pieds, souillée de vomissures, et de sa bouche bleu nuit coulait un flot de sang ininterrompu. Elle exhalait la puanteur caractéristique de la peste. Avant qu’Ilse ait eu le temps d’en dire plus, son enfant mourut dans un ultime spasme.
Poussant un nouveau hurlement, la femme jeta sa fille sur la chaussée, où elle reposa telle la poupée calcinée qu’elle avait jadis sauvée des flammes. La peste semblait avoir envahi toutes les parcelles de son corps, le corrompant de l’intérieur. Dietrich recula, frappé d’horreur. Cette vision était plus terrifiante encore que celle de Hilde en plein délire, ou de Wanda avec sa langue noire et pendante. Ce qu’il avait devant lui, c’était la Mort dans toute sa majesté.
Ilse se prit la tête entre les mains et courut vers les soles d’hiver où Félix était en train de labourer, laissant sa fille derrière elle.
La Mort avait cerné Dietrich et elle avait fait vite. Everard, Franzl, Wanda, Anna, Maria. Paisible ou douloureuse ; rapide ou interminable ; sommeil ou pourriture. Il n’y avait aucun ordre dans son action, aucune loi. Dietrich pressa le pas. Après ces trois jours de grâce, la peste avait redoublé d’efforts.
Un sinistre fruit pendait à l’une des branches du tilleul : la douce brise de juillet faisait balancer un cadavre. Dietrich s’approcha et vit que c’était celui d’Odo, et il crut d’abord à un suicide. Mais la corde était attachée au tronc et il n’y avait rien alentour sur quoi le vieillard aurait pu se jucher. Puis il comprit. En retournant chez son gendre, Odo avait été attaqué et tué pour avoir apporté la peste au village.
Dietrich ne pouvait en supporter davantage. Il se mit à courir. Ses sandales claquèrent sur les planches du pont enjambant le bief et l’amenèrent sur la route du Bärental. Le soleil avait durci la terre, excepté là où la chaussée se poursuivait à l’ombre des haies. Ce fut dans une rivière bourbeuse que Dietrich dut avancer pour franchir cette portion. Arrivé au tournant, il tomba sur la jument grise du Herr, sellée et caparaçonnée, occupée à grignoter les feuilles d’un succulent buisson.
Un signe ! se dit-il. Dieu lui avait envoyé un signe. S’emparant des rênes, il monta sur le talus et se mit en selle. Puis, sans jeter un regard derrière lui, il talonna la jument récalcitrante et prit la direction de l’est.
8
Aujourd’hui
Sharon
Le subconscient est une chose merveilleuse. Il ne dort jamais, quoi que fasse le reste de l’esprit. Et il ne cesse jamais de penser. Quoi que fasse le reste de l’esprit. Sharon était en plein milieu de son cours sur la structure galactique – cours réunissant sept doctorants en physique – lorsque, comme elle se retournait vers le tableau, son regard se posa sur le diagramme grand format de la distribution des décalages vers le rouge.
Mais bien sûr.
Elle se tut et l’étudiant qui venait de répondre à sa question s’agita sur son siège, un peu mal à l’aise, se demandant de quelle façon il avait pu se planter. Il se mit à taper sur sa table avec son stylo et quêta du regard le soutien de ses camarades.
— Ce que je voulais dire… commença-t-il, espérant qu’on allait lui jeter un indice.
Sharon se retourna.
— Non, vous avez tout à fait raison, Girish. Mais je viens de me rendre compte… Le cours est terminé.
La différence entre un doctorant et un étudiant en maîtrise, c’est que le premier n’est pas nécessairement ravi par une telle nouvelle. L’immense majorité d’entre eux sont en fac parce qu’ils le souhaitent, pas parce que les convenances sociales les y obligent. Aussi les auditeurs de Sharon sortirent-ils en échangeant des murmures contrariés pendant qu’elle filait dans son bureau pour y noircir du papier.