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Lorsque Hernando débarqua une demi-heure plus tard, lançant sa casquette sur une étagère et laissant choir son sac à dos près de son bureau, elle était si absorbée par sa tâche qu’elle ne le vit ni ne l’entendit. Il la fixa un moment puis entreprit de trier ses notes en vue de son cours de nucléonique.

— C’est parce que le temps est quantifié, dit soudain Sharon, arrachant Hernando à sa propre contemplation.

— Hein ? Le temps est quantifié ? Oui, je suppose. Pourquoi pas ?

— Non, c’est le décalage vers le rouge. La raison pour laquelle les galaxies s’éloignent les unes des autres à des vitesses discrètes. L’univers bafouille.

Hernando fit pivoter son fauteuil pour lui faire face.

— Bon.

— L’énergie du vide. Le lambda d’Einstein, ce qu’il appelait sa plus grosse boulette.

— Le facteur inconnu qu’il a ajouté à sa théorie afin d’obtenir le résultat souhaité.

— Exactement. Mais Einstein était un génie. Même quand il commettait une erreur, celle-ci était brillante. Lambda amène les galaxies à s’éloigner les unes des autres à une vitesse sans cesse croissante. Mais la quantité d’énergie du vide dépend de la vitesse de la lumière – et vice versa.

— C’est ce que semble suggérer votre théorie.

Elle ne releva pas cette réserve.

— Si la vitesse de la lumière diminue, cela réduit la quantité d’énergie que le vide peut contenir. Où va donc cet excès d’énergie ?

Hernando eut une moue dubitative.

— À l’extérieur de l’univers ?

— Non, à l’intérieur. Dans la matière et les radiations ordinaires. Dans la poussière cosmique et les micro-ondes, dans les étoiles, les planètes et les galaxies, dans les baleines, les oiseaux et les profs de fac.

Le post-doc siffla.

— Le big bang soi-même…

— Et sans qu’il soit besoin d’invoquer les inflatons comme on le faisait jadis des épicycles. Le temps quantifié est la seule explication possible aux intervalles de mesure dans les décalages vers le rouge.

— Résolution de mesure ? hasarda Hernando. Échantillons en nombre limité ? Échantillons non représentatifs ?

— C’est ce qu’ils ont dit à Tifft quand il a découvert le phénomène. Et… ils avaient en grande partie raison ; mais c’étaient aussi des défenseurs de l’orthodoxie qui s’accrochaient au dogme existant. Écoutez, la lumière est quantifiée, l’espace est quantifié, pourquoi le temps ferait-il exception à la règle ? Ce n’est qu’une des dimensions du continuum.

— En voilà un argument convaincant. Et puis, si vous avez raison, ce n’est plus vraiment un continuum.

— D’où la présence de ces intervalles dans les mesures. Ce qui nous apparaît comme un film est en fait une succession d’images fixes. L’univers a des fissures.

Le jeune athlète éclata de rire.

— Et qu’y a-t-il dans ces fissures ?

— Oh ! comme nous aimerions le savoir. D’autres univers, je crois. Des mondes parallèles.

Hernando inclina la tête sur le côté et prit un air pensif.

— Preuves objectives ? demanda-t-il au bout d’un temps.

— C’est là que vous intervenez.

— Moi ?

Il avait l’air affolé, comme si Sharon projetait de l’envoyer dans un monde parallèle.

— Il faut que vous me fabriquiez un détecteur de chronons.

— Mais bien sûr, je suis libre cet après-midi après mon cours de quatorze heures. Je suppose qu’un chronon est…

— Un quantum de temps.

Il réfléchit un instant.

— Cool. Mais comment on peut détecter un truc pareil ?

— C’est ce que nous allons découvrir, tous les deux. Imaginez un peu. Un jour, vous poserez le pied sur une autre planète, ou sur un monde parallèle.

Le post-doc ricana.

— Pas ce week-end, je suis déjà pris.

Sharon se carra dans son siège, désormais convaincue que l’esprit sceptique de Hernando avait mordu à l’hameçon. Tout enthousiaste a besoin d’un sceptique pour l’empêcher de devenir incontrôlable.

XXV

Juillet 1349

Jours ordinaires

La jument grise n’avait pas envie de galoper, et l’allure qu’elle adopta était un compromis douteux entre l’impatience de Dietrich et sa paresse manifeste. Lorsqu’ils émergèrent du tunnel végétal formé par les haies bordant la chaussée, et que l’animal découvrit dans la pâture banale des gerbes de foin dispersées par le vent, il fonça vers le portail et tenta de l’ouvrir en poussant des naseaux la corde qui le maintenait en place.

— Si tu as tellement faim, brave bête, concéda Dietrich, tu n’auras pas la force de terminer le voyage.

Il se pencha pour soulever la corde et la jument entra dans le pré avec autant d’alacrité qu’un enfant fonçant sur son gâteau d’anniversaire.

Pendant que Dietrich attendait que sa monture soit rassasiée, sa curiosité le poussa à examiner le contenu de ses sacoches, un don qu’il ne devait sans doute pas uniquement au Seigneur. Il y trouva un manipule en lin d’un beau vert pâle, orné de croix et de chrismes brodés au fil d’or. Ainsi que d’autres vêtements sacerdotaux d’une beauté sans pareille. Il se remit d’aplomb sur sa selle. Cela ne prouvait-il pas de façon irréfutable que cette monture lui était destinée ?

Lorsque la jument eut fini de manger, Dietrich la dirigea vers la forêt de Grosswald. Il coulait non loin de là un ruisseau où elle pourrait se désaltérer, et les ombrages les soulageraient de la chaleur étouffante.

Il ne s’était pas rendu en forêt depuis le départ du navire krenk et la venue de l’été en avait altéré l’aspect de façon notable. Églantines et gaillets emplissaient l’air de leur parfum. On entendait bourdonner les abeilles. Les encoches taillées par Max disparaissaient souvent sous les jeunes pousses. Mais la jument semblait savoir où aller. La soupçonnant de sentir le ruisseau, Dietrich lui laissa la bride sur le cou.

Leur présence faisait fuir des créatures invisibles qui agitaient les fourrés autour d’eux. Une mésange bleue les regarda passer un temps puis s’envola. Pétrarque, disait-on, trouvait un peu de paix dans la nature et, un jour, il était monté en haut du mont Ventoux dans le seul but de jouir du paysage. Peut-être que la brutalité de son style, sa tendance au libelle et à la mauvaise foi, n’étaient pas sans rapport avec cet amour des lieux sauvages.

Dietrich déboucha dans la clairière où le ruisseau formait une mare avant de dévaler le flanc de la montagne. La jument se mit à boire et Dietrich, se disant que lui aussi finirait par avoir soif, mit pied à terre et, après avoir attaché sa monture, alla se désaltérer un peu en amont.

Une pierre tomba dans la mare, le faisant sursauter. Au-dessus de lui, perchée sur un rocher surplombant le ruisseau là où il se jetait dans la mare, se tenait Heloise la Krenk. Dietrich réveilla son harnais crânien.

— Que Dieu soit avec vous, dit-il sur le canal privé.

La Krenk attrapa une nouvelle pierre et la jeta dans la mare.

— Que Dieu soit avec vous, dit-elle. Je croyais que vous et les vôtres évitiez la forêt.

— C’est un lieu parfois sinistre, opina Dietrich. Qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Mon peuple trouve… le calme-dans-la-tête en visitant des lieux comme celui-ci. Il y a ici… quel est le terme dont vous usez… De l’équilibre.

— Arnaud venait ici, lui aussi. Je l’ai vu un jour.

— Vous… Lui aussi était de la Grande île.

Elle jeta une nouvelle pierre dans l’eau, ressuscitant des ronds qui venaient de s’effacer. Dietrich attendit, mais, comme elle ne disait plus rien, il fit mine de s’éloigner.