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— Quand vous cessez de bouger, vous semblez disparaître, dit Heloise. Je sais que cela est dû à la nature de nos yeux. Ulf a essayé de nous expliquer en quoi les vôtres étaient différents, mais ce n’est qu’un… il travaille avec les instruments du médecin, mais ce n’est pas un médecin. (Elle lança une nouvelle pierre.) Mais cela ne fait rien.

La pierre frappa le centre de la cible formée par les ondes nées de la précédente, et Dietrich se rendit compte qu’elle accomplissait la même prouesse à chaque coup. Était-ce le mouvement de l’eau qui le lui permettait ? Les humains étaient plus habiles que les Krenken à jauger les distances, moins à jauger les mouvements. Dieu offre à chacun des talents assortis à sa nature.

— Comment va Ulf ? demanda la Krenk. A-t-il des taches ?

Elle tendit les bras et Dietrich y vit les tavelures vert foncé annonciatrices de l’étrange anémie dont souffraient ses invités.

— Pas à ma connaissance.

Elle palpa une marque particulièrement prononcée.

— Dites-moi, vaut-il mieux mourir vite ou lentement ?

Dietrich baissa la tête et fit traîner son pied sur le sol.

— Tous les êtres souhaitent vivre par nature, de sorte que la mort est un mal, qu’il ne faut jamais courtiser. Mais tous les êtres souhaitent aussi éviter la peur et la souffrance. Une mort rapide permet d’alléger ce fardeau, de sorte que s’il ne s’agit pas d’un « bien », au moins peut-on dire que c’est un moindre mal. Mais une mort rapide ne donne pas au pécheur l’occasion de se repentir et d’expier ses fautes envers autrui. De sorte qu’une mort lente peut également être considérée comme un moindre mal.

— Ce que l’on dit de vous est vrai. (Une cinquième pierre suivit les précédentes.) Ulf est resté parce que Jean avait besoin de ses talents, et il a obéi à Jean comme s’il était… un cran au-dessus de nous.

— C’est ce qu’il vous a dit ?

— Je ne pouvais pas le quitter. Mais je sens chaque jour ma mort qui se rapproche. Ce n’est pas juste. La mort devrait fondre sur nous comme votre faucon, pas nous traquer comme votre loup. « Il en était ainsi ; il en est ainsi. »

— La mort n’est qu’un passage s’ouvrant sur une autre vie, lui assura Dietrich.

— Ah.

— Et notre Herr, Jésus-Christ, en est la porte.

— Et comment puis-je franchir cette porte-qui-est-un-homme ?

— Votre main est déjà posée sur le loquet. La voie menant à cette porte, c’est l’amour, et vos actes montrent que vous êtes capable d’amour.

C’était aussi le cas de son époux. En retournant vers sa jument, Dietrich s’émerveilla de ce que chacun d’eux soit resté parce qu’il croyait que l’autre resterait. Certains se détournent de l’amour parce que c’est un devoir, d’autres font leur devoir par amour. Il monta en selle.

— Venez me voir quand vous serez rentrée au village, et nous en reparlerons.

Il talonna la jument grise et lui fit prendre la direction de la route.

Ce cheval était bien un signe, et c’était aussi un miracle. Son but était de le conduire ici, afin que Dieu l’admoneste gentiment par l’intermédiaire des mandibules d’une créature étrangère. Heloise ne pourrait pas éviter de boire sa coupe, pas plus que le Fils de l’Homme dans le jardin de Gethsémani, et il était bien présomptueux de croire que la sienne passerait loin de lui !

— Seigneur, pria-t-il, quand m’est-il arrivé de Te voir malade ou affligé sans venir T’assister[29] ?

Il se pencha sur la jument pour la caresser et elle laissa échapper un soupir d’aise.

— Tu es un cheval miraculeux, lui dit-il – car Dieu lui avait permis d’approcher un Krenk sans céder à la panique.

En chemin, il fit une prière pour que le père Rudolf repose en paix. Non seulement Dieu avait donné à Dietrich les moyens de s’enfuir, mais il lui avait montré quelles seraient les conséquences de sa fuite.

L’horreur monta à la façon d’un orage : cela commençait par quelques gouttes, suivies par un calme précaire durant lequel on espérait que la menace avait passé, puis quelques gouttes encore et, pour finir, une pluie torrentielle. Les villageois restaient tapis chez eux. Dans les champs, les blés pourrissaient sur pied et les foins attendaient en vain qu’on les fauche. Quelques personnes rejoignirent Dietrich et les Krenken à l’hôpital : Joachim, lorsqu’il fut remis de ses blessures, mais aussi Gregor Mauer, Klaus Müller, Gerda Boettcher et Lueter Holzhacker. Theresia Gresch s’affairait sur ses simples, préparant baumes et potions analgésiques et soporifiques, mais elle refusait de mettre les pieds dans la forge.

Gottfried avait donné à l’hôpital le nom de Saint-Laurent, en l’honneur du défunt forgeron plutôt que du diacre de Sixte II, du moins Dietrich le pensait-il. Ayant appris grâce au prêtre l’existence des Hospitaliers, la créature était désormais vêtue d’un surcot frappé de la croix de cet ordre.

Les malades dépérissaient, quand ils n’étaient pas foudroyés ; c’était le catarrhe qui les terrassait, quand ce n’étaient pas les bubons. Herwyg le Borgne sembla virer au noir sous les yeux horrifiés de Dietrich, comme si une ombre lui engloutissait l’âme. Marcus Boettcher s’étiola comme Everard, secoué de convulsions durant toute son agonie. Volkmar Bauer vit périr toute sa famille : son épouse, son fils Seppl, et même Ulrike et son nouveau-né. Seul le bailli lui-même survécut, mais son état demeura précaire.

Les fêtes se bousculaient : Marguerite d’Antioche, Marie-Madeleine, Apollinaire de Ravenne, Jacques le Majeur, Berthold de Garsten… Dietrich finit par perdre le fil et ne plus célébrer que des offices de jours ordinaires.

Les enterrements faisaient sortir les villageois de chez eux. Marcus Boettcher. Konrad Feldmann et ses deux filles. Rudi Pforzheimer. Gerda Boettcher. Trude et Peter Metzger. À chaque nouveau décès, il faisait sonner le glas. Un coup pour un enfant, deux pour une femme, trois pour un homme. Qui entendrait sa cloche ? se demandait-il. Il imagina une sonnaille se perdant au-dessus d’un paysage vidé de toute vie.

Le cimetière fut bientôt plein et on creusa de nouvelles tombes dans un sol que Dietrich consacra d’une façon qui n’avait rien de régulier. Et il ne cessait de se répéter : Tous ne meurent pas. Paris et Avignon étaient encore debout. Et même à Niederhochwald, on comptait une poignée de survivants. Hilde semblait se rétablir, ainsi que Gregerl, et même Volkmar Bauer.

Reinhardt Bent ne volerait plus de sillons à ses voisins, Petronella Lurm n’irait plus glaner dans les champs seigneuriaux. Constanz, la femme de Fulk, mourut en un rien de temps. Melchior Metzger conduisit à l’hôpital un Nickel Langermann frappé de délire.

— Ce n’est pas juste, dit le jeune homme, comme s’il avait pris Dietrich en faute. Il a attrapé le charbon et il en a guéri. Pourquoi lui infliger une nouvelle maladie ?

— Il n’y a pas de « pourquoi », répliqua Jean, assis au chevet de Franz Ambach. Il n’y a que le « comment », et personne hélas ne le connaît.

Ulf travaillait avec un appareil qui agrandissait les toutes petites choses, si bien que Dietrich l’avait appelé mikroskopion. Grâce à lui, le Krenk comparait le sang des malades à celui des personnes saines. Un jour, alors que Dietrich était monté au presbytère pour réveiller Joachim afin qu’il le relève, Ulf leur montra sur l’ardoise à images une quantité innombrable de taches noires, de tailles et de formes diverses, qui évoquaient des grains de poussière dans un rayon de soleil. Ulf désigna l’une d’elles en particulier.

— Celle-ci n’apparaît jamais chez les gens sains, uniquement chez les malades.

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29

D’après Matthieu, 25.44. (N.d.T.)