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— Qu’est-ce donc ? demanda Joachim, qui n’était qu’à moitié réveillé.

— L’ennemi.

Mais connaître le visage de l’ennemi ne signifie pas que l’on peut en triompher. Arnaud aurait pu accomplir cette tâche, du moins à en croire Ulf.

— Nous ne possédons pas son talent. Mais nous pouvons, en examinant le sang d’un homme, dire si l’ennemi est entré en lui.

— Alors, déclara Joachim, tous ceux qui ne portent pas cette marque de Satan doivent partir.

Dietrich frotta ses joues mal rasées.

— Et les malades resteront confinés ici, de crainte qu’ils ne transportent les petites-vies en d’autres lieux. (Il jeta un regard à Joachim, mais se garda de parler de logique.) Ja, doch. Ce n’est pas grand-chose, mais cela doit nous suffire.

Max était le guide idéal pour une telle expédition. Il connaissait la forêt mieux que quiconque excepté Gerlach le chasseur, et c’était un meilleur meneur d’hommes que celui-ci.

Dietrich se rendit aux écuries du Herr et harnacha un coursier à la splendide robe noire. Il venait de sangler sa selle et s’efforçait de lui faire accepter le mors lorsque la voix de Manfred lui lança :

— Je pourrais vous faire fouetter pour cette impertinence.

Dietrich se retourna et découvrit le Herr, un faucon perché sur son bras gauche. Manfred désigna le cheval d’un mouvement du menton.

— Seul un chevalier peut monter un coursier, dit-il. (Mais il secoua la tête lorsque Dietrich fit mine de lui retirer sa bride.) Na, qui se soucie de cela, désormais ? Si je suis ici, c’est uniquement parce que je me suis souvenu de mes oiseaux, et parce que j’ai décidé de les libérer avant qu’ils ne meurent de faim. Je me trouvais à la fauconnerie quand je vous ai entendu fouiner ici. J’ai également l’intention d’ouvrir les portes du chenil et celles des écuries, et vous avez bien fait de ne pas tarder. Je suppose que vous voulez fuir, comme naguère Rudolf.

Dietrich s’irrita fort de cette supposition, d’autant plus qu’elle était en partie fondée, mais il se contenta de dire :

— Je pars à la recherche de Max.

Manfred leva sa main gantée et caressa le faucon, qui tendit le cou, se déplaça sur le cuir et poussa un cri.

— Tu sais ce que signifie ce gantelet, n’est-ce pas, mon précieux ? Tu es impatient de déployer tes ailes et de t’envoler, n’est-ce pas ? Max a pris son envol, lui aussi, du moins je le suppose, car sinon il serait déjà revenu. (Dietrich voulut dire quelque chose, mais Manfred ne lui en laissa pas le temps.) Son caractère lui commande de revenir à moi. Pas Max, mais ce bel oiseau. Max aussi, maintenant que j’y pense. Il va tourner en rond, en quête d’un bras accueillant, mais il ne le verra point. Ai-je raison de le libérer si c’est pour lui imposer un tel chagrin ?

— Mein Herr, il finira sûrement par s’habituer à sa nouvelle existence.

— En effet, répondit Manfred avec tristesse. Il m’oubliera, comme il oubliera les chasses que nous avons faites ensemble. C’est pour cela que le faucon est le symbole de l’amour. On ne peut le garder enfermé. On doit le relâcher, et soit il revient de sa propre volonté, soit…

— Soit il part « vers d’autres terres ».

— Vous connaissez cette expression ? Avez-vous étudié la fauconnerie ? Vous êtes un homme très doué, Dietl. Vous étiez écolier à Paris. Mais vous connaissez les chevaux et peut-être même les faucons. J’ai l’impression que vous êtes bien né. Mais jamais vous ne parlez de votre jeunesse.

— Mein Herr sait bien dans quelles circonstances il m’a trouvé.

Manfred grimaça.

— Voilà qui est délicatement formulé. Oui, je le sais. Et si je ne vous avais pas vu arrêter la meute à Rheinhausen, je vous aurais laissé massacrer avec le reste de cette racaille. Mais, dans l’ensemble, je n’ai pas eu à regretter ma décision. J’ai retranscrit nombre de nos conversation dans des mémorandums. Je ne vous l’avais jamais confié avant ce jour. Je n’ai rien d’un lettré, mais j’ai toujours été ravi par vos idées, bien que je me considère comme un homme pratique. Savez-vous comment on oblige le faucon à revenir ?

— Mein Herr…

— Dietrich, après toutes ces années, nous pouvons nous tutoyer, et au diable les formalités.

— Très bien… Manfred. Il est impossible d’obliger un faucon à revenir, mais il est hélas facile de le chasser sans le souhaiter. Le fauconnier doit maîtriser ses émotions, éviter tout mouvement brusque qui pourrait effrayer l’oiseau.

— Si seulement les amants pouvaient apprendre un tel art, Dietrich. (Il éclata de rire puis, soudain, fit silence et prit un air grave.) Eugen a la fièvre.

— Que Dieu l’assiste.

Manfred grimaça.

— Sa mort signifie la fin de ma Gundl. Jamais elle n’acceptera de vivre sans lui.

— Que Dieu l’en dissuade.

— Crois-tu que Dieu t’entende encore ? Je pense qu’il est parti loin de ce monde. Je pense qu’il est dégoûté du genre humain et ne souhaite plus avoir affaire à lui.

Manfred sortit dans la cour et, d’un grand geste du bras, lança le faucon vers le ciel.

— Dieu est parti vers d’autres terres, je crois bien. (Il admira un instant l’élégance du rapace, puis revint dans l’écurie.) Je déteste rompre le serment que j’ai passé avec lui, dit-il en parlant de l’oiseau.

— Manfred, la mort n’est qu’un faucon parti « vers d’autres terres ».

Le Herr eut un sourire dénué d’humour.

— Bel esprit d’à-propos, mais repartie trop facile. À ton retour, donne du foin au coursier mais ne l’enferme pas dans l’écurie. Je vais m’occuper des autres animaux. (Il se retourna, hésita, puis ouvrit les bras.) Peut-être ne nous reverrons-nous jamais.

Dietrich l’étreignit.

— Et peut-être que si, à condition que le Seigneur nous entende.

— C’est donc qu’il n’est pas sourd. Ah ! Ainsi, nous nous séparons sur une saillie. Que faire d’autre en ces temps de chagrin ?

Dietrich ne vit pas tout de suite Max ; ce fut le bourdonnement des mouches sous le ciel d’été qui le conduisit à lui. Courbant le dos, il se laissa glisser à terre, ramassa une poignée de fleurs sauvages et les écrasa entre ses doigts pour libérer leur parfum, puis les plaça sur un mouchoir qu’il plia ensuite pour s’en couvrir la face. Il cassa une branche de noisetier et s’en servit comme d’un balai pour chasser les créatures qui se repaissaient du cadavre. Puis, s’efforçant à l’impassibilité, il examina ce qui restait de son ami.

Les médecins de Bologne et de Padoue avaient disséqué des hommes morts de chaleur dans le désert, rongés par les vers sous la terre ou engloutis dans les flots, mais Dietrich ne pensait pas qu’ils aient jamais travaillé sur un corps dans cet état. Pris d’un soudain haut-le-cœur, il imposa une ultime indignité à son ami. Lorsqu’il se fut ressaisi, et qu’il eut rafraîchi son masque parfumé, Dietrich confirma sa première impression.

Max avait été poignardé dans le dos. Son pourpoint était déchiré à hauteur des reins et des flots de sang avaient jailli de la plaie. Il était tombé alors même qu’il dégainait sa dague, car il gisait sur son bras droit et on voyait la garde dans sa main, la lame à moitié tirée du fourreau.

Dietrich gagna en titubant un rocher tout proche, tombé de l’escarpement bien des années auparavant. Puis il pleura – il pleura Max, Lorenz, Herwyg le Borgne et tous les autres.

Dietrich retourna à l’hôpital après les vêpres. Il resta un moment à regarder Jean, Joachim et les autres s’affairer parmi les malades, appliquer des linges humides sur leurs fronts brûlants, glisser des cuillerées de bouillie dans leurs bouches indifférentes, laver leurs bandages dans des baquets d’eau chaude et savonneuse pour les mettre ensuite à sécher, une pratique recommandée par Hugues de Lucques et bien d’autres.