Gregor partit en courant pour le ramasser.
— Je suis chagrin de vous avoir ainsi trahi, Dietrich, dit Jean. Nous avons du mal à voir ce qui est immobile. Je me suis figé par réflexe. La force de l’habitude. Pardonnez-moi.
Et, ce disant, il s’effondra sur la chaussée poussiéreuse.
Klaus et Lueter Holzhacker emportèrent dans l’hôpital son corps agité de soubresauts et l’allongèrent sur une paillasse. Gottfried, Beatke et les autres Krenken survivants firent le cercle autour de lui.
— Il partageait sa ration avec nous, dit Gottfried. Je ne l’ai appris qu’hier.
Dietrich le fixa du regard.
— Il s’est sacrifié, comme l’alchimiste ?
— Bwah-wah ! Non, pas comme l’alchimiste. Arnaud voulait nous donner un peu plus de temps pour réparer le navire. Ce n’était pas un homme formé à l’elektronikos, et qui saurait dire s’il avait tort d’espérer ? Jean n’a pas agi par espoir charnel, mais par amour de nous, qui le servions.
Gregor les avait rejoints, tenant un rouleau de parchemin. Il le tendit à Dietrich.
— Voici ce que le héraut a laissé.
Dietrich dénoua le ruban qui entourait le parchemin.
— Combien de temps… ? demanda-t-il à Gottfried.
Le serviteur de l’essence elektronik haussa les épaules à la mode humaine.
— Qui peut le dire ? Heloise est allée au ciel au bout de quelques jours ; Kratzer a tenu plusieurs semaines. C’est comme avec votre peste.
— Que dit le message ? s’enquit Joachim, et Dietrich attrapa ses lunettes dans sa bourse.
— S’il n’y a pas de prêtre parmi nous, annonça-t-il une fois sa lecture achevée, les laïcs sont autorisés à entendre leurs frères en confession. C’est un miracle, dit-il en levant la tête.
— Ah bon ? fit Klaus. Que je confesse mes péchés au tailleur de pierre, oui, ce serait un miracle.
— Na, Klaus, fit Lueter. Je t’ai déjà entendu les confesser chez Walpurga après deux ou trois chopes de bière.
— L’archidiacre Jarlsberg écrit qu’il n’a plus de prêtres à nous envoyer.
— C’est un miracle, je suis d’accord, railla Klaus.
— La moitié des paroisses du diocèse sont vacantes – leurs prêtres ne les ont pas désertées, contrairement au père Rudolf. Ils sont restés avec leurs ouailles et sont morts avec elles.
— Comme vous, lança Klaus.
Dietrich ne put s’empêcher de rire.
Gregor se renfrogna.
— Le pasteur n’est pas mort. Il n’est même pas malade.
— Pas plus que vous ou moi, répliqua Klaus. Pour le moment.
Dietrich passa la journée au chevet de Jean et dormit la nuit près de sa paillasse. Ils abordèrent bien des questions, le monstre et lui. Le vide existait-il ? Comment pouvait-il y avoir plus d’un monde, puisque chacun d’eux ne pouvait que se précipiter vers le centre de l’autre ? Le ciel était-il un dôme ou une vaste mer déserte ? Les aimants de Maître Pierre pouvaient-ils réaliser un mouvement perpétuel, ainsi qu’il l’affirmait ? Bref, tous les sujets de philosophie qui avaient tant ravi Jean en des temps plus cléments. Ils parlèrent aussi de Kratzer, et Dietrich était plus que jamais persuadé que Jean et Kratzer s’étaient aimés, si tant est que l’amour eût sa place dans le cœur des Krenken.
Le matin venu, la herse du château se leva dans un grand bruit de chaînes et Richart le prévôt, suivi de Wilifrid le clerc et de quelques autres, descendit de la colline au galop et fonça sur la route du Bärental. Peu de temps après, la cloche de la chapelle sonna un coup. Dietrich attendit, et attendit encore, mais on ne devait plus l’entendre par la suite.
Cet après-midi-là se tint sous le tilleul une séance irrégulière du tribunal, au cours de laquelle Dietrich demanda que s’identifient ceux chez qui Ulf n’avait trouvé aucune trace des petites-vies. La moitié des villageois levèrent la main et le pasteur remarqua qu’ils prenaient déjà leurs distances avec leurs voisins.
— Vous devez quitter Oberhochwald, leur dit-il. Si vous restez ici, les petites-vies vous infecteront à votre tour. Emmenez avec vous les malades dont la fièvre est tombée. Lorsque la peste aura cessé de sévir, vous pourrez revenir ici pour remettre les choses en ordre.
— Je ne reviendrai jamais ! s’écria Jutte Feldmann. Ce lieu est maudit. Il empeste les démons et la sorcellerie.
On entendit des murmures approbateurs, mais certains, tels Gregor et Klaus, secouèrent la tête, et Melchior Metzger, qui avait beaucoup vieilli ces derniers jours, afficha un air franchement sinistre.
— Mais où irons-nous ? demanda Jakob Becker. La peste est partout. En Suisse, mais aussi à Vienne, à Fribourg, à Munich, à…
Dietrich l’arrêta avant qu’il ait énuméré tous les pays et toutes les cités du monde.
— Allez dans les collines du Sud-Est, conseilla-t-il. Évitez les villes et les villages. Bâtissez-vous des abris dans les bois, gardez vos feux de camp allumés et ne vous en éloignez pas. Emportez de la farine pour pouvoir faire du pain. Joachim, vous les accompagnerez.
Le jeune moine en resta bouche bée.
— Mais… Que sais-je de la forêt ?
— Lueter Holzhacker la connaît bien. Et Gerlach Jaeger l’a parcourue de part en part pour traquer le cerf et le loup.
Jaeger, qui s’était assis un peu à l’écart de l’assemblée et taillait un bout de bois, leva les yeux et cracha par terre.
— Oui, mais toujours tout seul, dit-il, et il se concentra à nouveau sur son couteau.
Tous les villageois se dévisageaient en silence. Ceux dont le sang abritait les petites-vies mais qui n’étaient pas encore malades baissèrent la tête, et quelques-uns s’en allèrent. Gregor Mauer haussa les épaules et se tourna vers Klaus, qui agita le bras à la mode krenk.
— Si Atiulf est en bonne santé, suggéra-t-il.
Lorsqu’ils se furent dispersés, Joachim suivit Dietrich jusqu’au bassin du moulin, et ils s’arrêtèrent tout près du bief. La roue tournait dans un bouillonnement d’eau argentée, mais on n’entendait aucun bruit, signe que l’on avait retiré la came. Une brume relativement fraîche venait les soulager de la chaleur estivale. Joachim s’abîma dans la contemplation du courant qui se jetait dans le bief, tournant le dos à Dietrich. Durant un long moment, on n’entendit plus que le murmure de l’eau et les grincements de la roue. Dietrich se retourna et vit que le jeune homme semblait fasciné par les croisillons de lumière que le soleil dessinait sur le courant.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Vous me chassez !
— Parce que vous êtes sain. Parce que vous avez une chance de vivre.
— Mais vous aussi…
Dietrich le fit taire d’un geste.
— C’est ma pénitence… pour mes péchés de jeunesse. J’ai presque cinquante ans. Soit bien peu d’années à perdre ! Vous en avez à peine vécu vingt-cinq, et vous en aurez bien d’autres à consacrer au service de Dieu.
— Ah ! fit le jeune homme avec amertume. Vous me refusez même la couronne du martyr.
— Je vous offre le bâton du berger ! rétorqua Dietrich. Ces brebis sont désespérées et prêtes à renier Dieu. Si je vous avais réservé la tâche la plus facile, c’est vous qui seriez resté ici !
— Mais je rêve de gloire, moi aussi !
— Quelle gloire y a-t-il à changer des pansements, à percer des bubons, à essuyer la merde, le vomi et le pus ? Herr Jesu Christus ! C’est notre devoir d’accomplir ces tâches, mais elles n’ont rien de glorieux.
Joachim s’était éloigné de quelques pas pendant cette diatribe.