— Non. Non, Dietrich, vous vous trompez. C’est l’œuvre la plus glorieuse qui soit, et celui qui l’accomplit a plus de mérite que les chevaliers en armure qui embrochent des manants sur leurs lances pour se vanter ensuite de leurs tueries.
Dietrich se rappela un chant que lesdits chevaliers aimaient entonner après la révolte des Armleder : Les paysans vivent comme des porcs / Et ne savent rien des bonnes manières…
— En effet, acquiesça-t-il, les hauts faits des chevaliers ne sont pas toujours glorieux.
Ils avaient répondu à la haine par la haine, abandonnant le code de chevalerie qui avait jadis fait leur renom – s’il ne s’agissait pas tout simplement d’une invention de ménestrel. Dietrich se tourna vers la colline du château. Un jour, il avait demandé à Joachim où il était lors du passage des Armleder. Jamais il n’avait posé cette question à Manfred.
— Nous avons failli à notre mission, disait Joachim. Les démons étaient pour nous une épreuve qui aurait dû nous conduire au triomphe ! Mais la majorité d’entre eux sont repartis sans avoir été baptisés. Et Dieu nous a châtiés pour cet échec.
— La peste est partout, protesta Dietrich, y compris dans des villages où on n’a jamais vu l’ombre d’un Krenk.
— À chacun son péché. La richesse pour certains. L’usure pour d’autres. Pour d’autres encore, la cruauté ou l’avarice. Si la peste frappe partout, c’est parce que le péché est partout.
— Et Dieu va donc tuer tous les hommes, sans leur donner une chance de se repentir ? Le Christ ne nous a-t-Il pas enseigné l’amour ?
Les yeux de Joachim devinrent minéraux.
— C’est le Père qui agit là et non le Fils. Celui de l’Ancienne Alliance, dont les yeux lancent le feu, dont la main brandit l’éclair, dont la bouche souffle la tempête ! (Puis, baissant la voix :) Il est comme un père fâché contre ses enfants.
Dietrich ne dit rien et Joachim resta silencieux un moment. Puis il reprit :
— Je ne vous ai jamais remercié de m’avoir accueilli.
— Les querelles monastiques sont souvent violentes.
— Vous étiez moine jadis. Frère Guillaume vous a appelé « Frère Angélus ».
— Je l’ai connu à Paris. Il usait de ce surnom pour se moquer de moi.
— Il est des nôtres, c’est un spirituel. Et vous ?
— Guillaume ne s’est inquiété des spirituels que lorsque le tribunal a condamné ses propositions. Michel et les autres ont fui Avignon à cette époque, et il a rejoint leur groupe.
— Ils l’auraient envoyé au bûcher.
— Non, ils l’auraient obligé à récrire ses propositions. Aux yeux de Guillaume, c’était encore pire. (Dietrich eut la force d’esquisser un sourire.) On peut dire tout ce qu’on veut à condition de se contenter de faire une hypothèse, secundum imaginationem. Mais Will considère ses hypothèses comme des faits avérés. Il a certes défendu la cause de Louis auprès du pape, mais Louis ne voyait en lui qu’un outil.
— Pas étonnant que nous soyons frappés.
— On a souvent vu de grands pécheurs défendre une vérité dans un but qui leur était propre. Et des hommes de bien commettre de grands péchés par excès de zèle.
— Les Armleder.
Dietrich hésita.
— Un cas parmi tant d’autres. Il y avait parmi eux des hommes de bien.
Il se tut, repensant à la poissonnière de Fribourg et à son fils.
— Parmi les meneurs des Armleder figurait un dénommé Angélus, dit Joachim d’une voix traînante.
Dietrich resta silencieux durant un long moment.
— Cet homme est mort aujourd’hui, dit-il finalement. Mais j’ai appris grâce à lui une terrible vérité : l’hérésie est la vérité, in extremis. La lumière est l’objet même de l’œil, mais trop de lumière le rend aveugle.
— Donc, vous êtes prêt à vous compromettre avec les pécheurs, tout comme les conventuels ?
— Le Seigneur a dit que l’ivraie pousserait avec le bon grain jusqu’au jour du Jugement dernier, répondit Dietrich, et c’est pourquoi on trouve au sein de l’Église des hommes de bien et des pécheurs. Par nos fruits on nous reconnaîtra, et non par le nom que nous nous donnons. J’en suis venu à croire qu’il y a plus de grâce à devenir le bon grain qu’à arracher l’ivraie.
— C’est ce que dirait l’ivraie si elle avait le don de la parole, déclara Joachim. Vous coupez les cheveux en quatre.
— Mieux vaut cela que de couper des têtes.
Joachim se leva. Il lança une pierre dans le bassin, faisant plusieurs ricochets.
— Je ferai ce que vous m’avez dit.
Le lendemain, quatre-vingts villageois se rassemblèrent sous le tilleul pour se préparer au départ. Ils avaient fourré leurs biens dans un baluchon, qu’ils portaient sur le dos ou bien noué au bout d’un bâton. Certains avaient les yeux hébétés d’un veau qu’on mène à l’abattoir et demeuraient figés au sein de la cohue, la tête basse. Il y avait là des épouses sans mari, des maris sans épouse ; des parents sans enfants, des enfants sans parents. Des villageois qui avaient vu leurs voisins s’étioler et se corrompre dans une noirceur nauséabonde. Quelques-uns étaient déjà partis en avant-garde. Melchior Metzger alla au chevet de Nickel Langermann, qui gisait sur une paillasse, et l’étreignit une dernière fois avant que Gottfried ne le chasse de l’hôpital. Langermann, prisonnier de son délire, était incapable de le reconnaître.
Un peu à l’écart de cette assemblée, Gerlach Jaeger la considérait d’un air renfrogné. C’était un homme trapu, à la barbe noire et drue et au visage marqué par la forêt. Ses habits étaient des plus grossiers et il portait plusieurs couteaux à sa ceinture. Il avait lui-même taillé son bâton de marche dans une branche de chêne, l’affûtant et le polissant à la perfection. Il se tenait appuyé dessus des deux mains, le menton calé sur ses doigts.
— Vous pensez qu’ils s’en sortiront ? lui demanda Dietrich.
Jaeger se racla la gorge et cracha.
— Ils auront du mal. Mais je ferai mon possible. Je leur apprendrai à tendre des collets et il y en a peut-être deux ou trois qui sauront tirer correctement. Je vois que Holzhacker a emporté son arc. Et sa hache. C’est une bonne chose. On aura besoin de haches. Ach ! On n’a pas besoin de ce coffre bourré de Klimbim ! À quoi pensez-vous donc, Jutte Feldmann ? On va passer par Kleinwald pour gagner le Feldberg. Qui va porter ce fardeau ? Dieu du Ciel, pasteur, je me demande ce que les gens ont dans la tête.
— Le chagrin et la tragédie, chasseur.
Jaeger grogna et resta muet quelques instants. Puis il leva la tête et empoigna son bâton.
— J’ai de la chance, je suppose. Je n’ai ni femme ni enfants à pleurer. Oui, on peut appeler ça de la chance. Mais la forêt et la montagne se fichent bien de leur chagrin, et on ne part pas dans la nature quand on a la tête vide. Ce que je veux dire, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’emporter tout ça. Quand la peste sera partie, nous reviendrons ici et leurs précieuses possessions les auront attendus.
— Je ne reviendrai jamais ici, gronda Volkmar Bauer. Ce village est maudit.
Et il cracha par terre pour souligner son propos. Quoique pâle et un peu chancelant, il était prêt à partir.
D’autres reprirent son cri et certains jetèrent des mottes de terre à Gottfried, qui était venu assister à leur départ.
— Démons ! criaient-ils. C’est vous qui nous avez apporté cette plaie !
Et la meute gronda et s’enfla. Gottfried fit claquer ses lèvres cornues comme des ciseaux. Dietrich redoutait de le voir céder à sa nature colérique. Même affaibli comme il l’était, le Krenk serait capable d’occire une douzaine d’hommes avec ses bras rugueux avant de succomber sous le nombre. Jaeger leva son bâton et le brandit comme une lance.