— Un peu d’ordre là-dedans ! s’écria-t-il.
— Pourquoi ceux-là sont-ils restés quand les autres sont partis ? cria Becker. Pour nous entraîner à notre perte !
— Silence !
C’était Joachim, qui tonnait de sa voix de prêcheur. Il s’avança sur l’herbe, rejeta sa capuche et leur lança un regard furibond.
— Pécheurs que vous êtes ! Voulez-vous savoir pourquoi ils sont restés ici ? demanda-t-il en désignant le Krenk. Ils sont restés ici pour mourir ! (Il laissa l’écho de ses paroles résonner sur les murs du moulin et des cottages les plus proches.) Et pour nous porter secours ! Lequel d’entre vous ne les a pas vus soigner les malades et enterrer les morts ? Lequel n’a pas bénéficié de leurs soins, hormis du fait de sa propre obstination ? Aujourd’hui, vous êtes conviés à une aventure plus fabuleuse que celles qu’ont pu inventer les ménestrels. Vous êtes conviés à devenir le Nouvel Israël, à traverser le désert pour gagner la Terre promise. Ensemble nous allons célébrer l’avènement du Nouvel Âge ! Nous en sommes certes indignes, mais nous serons purifiés par nos épreuves pendant que nous attendrons la venue de Jean. (Il baissa la voix et tous firent silence pour mieux l’écouter.) Nous vivrons un temps à l’écart du monde, pendant que Pierre partira et que s’achèvera le Moyen Âge. Nous aurons bien des épreuves à surmonter, et certains d’entre nous y échouerons. Nous connaîtrons les privations, la chaleur, la faim et peut-être la rage des bêtes sauvages. Mais cela nous fortifiera et nous préparera au jour de notre retour !
On entendit quelques vivats hésitants, ainsi que deux ou trois amen, mais Dietrich y lut de la crainte plutôt que de la conviction.
Jaeger reprit son souffle.
— Bon. Maintenant que tout le monde est là… Lütke ! Jakob ! (Il poussa quelques jurons bien sentis et donna quelques coups de bâton, et son troupeau se mit en route.) Les enfants d’Israël ! maugréa-t-il.
Dietrich le gratifia d’une tape sur l’épaule.
— Des enfants bien dissipés, à ce que j’ai lu.
Tandis que la caravane se mettait en marche, Joachim vint faire ses adieux à Dietrich.
— Faites bon voyage, lui dit ce dernier. Et écoutez bien ce que dit Gerlach.
Arrivé sur le pont, le chasseur s’écria :
— Que le ciel me tombe sur la tête !
Joachim eut un pauvre sourire.
— Oui, mon âme dût-elle en périr.
Les autres avaient quitté le pré, les laissant seuls tous les deux. Joachim se tourna vers le village et une ombre sembla se poser sur ses yeux comme il embrassait du regard le moulin et le four, l’atelier du tailleur de pierre, la forge, le Burg Hochwald et l’église Sainte-Catherine. Puis il s’essuya la joue et, rajustant le ballot qu’il portait en bandoulière, il dit :
— Il faut que je me presse. Sinon, je vais rester à la traîne et…
Dietrich tendit une main et lui releva sa capuche.
— Il fait très chaud aujourd’hui. Le soleil risque de vous étourdir.
— Ja. Merci. Dietrich… Essayez de ne pas trop réfléchir.
Dietrich lui posa une main sur la joue.
— Je vous aime, moi aussi, Joachim. Bon courage.
Il resta quelque temps à regarder le moine s’éloigner ; puis il alla sur le pont pour avoir un dernier aperçu des villageois avant qu’ils ne disparaissent entre les prés et les soles d’hiver. Comme on pouvait s’y attendre, ils ralentirent le pas lorsque la chaussée se rétrécit et Dietrich sourit en imaginant les jurons de Gerlach. Lorsqu’il n’y eut plus rien à voir alentour, il retourna à l’hôpital.
Le soir venu, il aida Jean à sortir afin qu’il puisse contempler le firmament. L’atmosphère était chaude et humide, comme le devenait l’air lorsqu’on l’éloignait du feu corrupteur, car la journée avait été sèche et brûlante. Dietrich avait apporté son bréviaire et une chandelle pour lire à sa lueur, et il était en train de chausser ses lunettes lorsqu’il se rendit compte qu’il ignorait quel jour on était. Il tenta de compter les journées qui avaient passé depuis la dernière fête qu’il avait célébrée dans les règles, mais elles se mélangeaient dans son esprit et ses périodes de veille et de sommeil ne correspondaient pas toujours à la course du soleil. Il détermina la position des étoiles dans le ciel, mais il n’avait pas noté l’heure du crépuscule et ne disposait pas d’astrolabe.
— Que cherchez-vous, ami Dietrich ? demanda Jean.
— Le jour.
— Bwah… Vous cherchez le jour en pleine nuit ? Bwah-wah !
— Ami sauterelle, j’ai l’impression que vous venez de découvrir la synecdoque. Je veux parler de la date, bien entendu. Les mouvements du ciel pourraient me l’indiquer, si j’étais doué pour les interpréter. Mais cela fait des années que je n’ai pas lu l’Almageste, ni Thabit Ibn Qurra. Si je me souviens bien, les sphères cristallines impriment un mouvement quotidien au firmament, qui se situe au-delà du septième ciel.
— Saturne, ainsi que vous l’appelez.
— Doch. Au-delà de Saturne, le firmament, et par-delà le firmament, les eaux au-dessus du ciel, cristallisées pour devenir de la glace.
— Nous aussi, nous avons trouvé une ceinture de glace ceignant chaque système de mondes. Quoiqu’elle tourne en deçà du firmament et non au-delà.
— C’est ce que vous m’avez dit, mais je ne comprends pas ce qui empêche cette glace de retourner à son emplacement naturel, c’est-à-dire ici, au centre.
— Ver ! répliqua Jean. Ne vous ai-je pas dit que votre image était erronée ? C’est le soleil qui se trouve au centre, pas la terre !
Dietrich leva l’index.
— Ne m’avez-vous pas dit que le firmament… Comment l’avez-vous appelé ?
— L’horizon du monde.
— Ja, doch. Vous dites que sa chaleur est un vestige du merveilleux jour de la Création ; et que nul ne peut voir au-delà. Mais cet horizon se trouve à la même distance dans toutes les directions, ce qui caractérise l’enveloppe d’une sphère, ainsi que vous le dira tout élève d’Euclide. Par conséquent, la terre se trouve bien au centre du monde, quod erat demonstrandum.
Dietrich se fendit d’un large sourire, fier d’avoir résolu ce problème, mais Jean se raidit et émit un long sifflement. Il leva les bras pour les croiser sur son torse, les excroissances tournées vers l’extérieur. Une posture de protection, se dit Dietrich. Il se détendit au bout de quelques instants et murmura :
— Parfois, la douleur la plus sourde frappe aussi fort que le couteau.
— Et je me lance dans une disputatio alors que vous souffrez le martyre. Vous n’avez vraiment plus d’élixir en réserve ?
— Non. Ulf en avait davantage besoin que moi. (Jean tendit sa main gauche vers Dietrich, le cherchant à tâtons.) Bougez un peu. Je vous vois à peine. Non, je préfère discourir des grandes questions. Il est peu probable que nous leur apportions des réponses, mais cela me distrait un peu de ma douleur.
Le soleil sombrait au-dessus de la route d’Oberreid. Dietrich se leva.
— Et si vous preniez une tisane d’écorce de saule ? Cela soulage nos maux de tête, peut-être que ça vous ferait du bien.
— Et peut-être que ça me tuerait. À moins qu’elle ne contienne cette fameuse protéine. Écorce de saule… Est-ce que cela fait partie des substances analysées par Arnaud et Kratzer ? Un instant, le Heinzelmännchen a peut-être cela en mémoire. (Jean cliqueta dans son mikrofoneh, écouta la réponse, poussa un soupir.) Oui, Arnaud a vérifié. Aucun effet sur nous.