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Conclusion : tous les événements qui s’étaient produits entre le 1er janvier et le 25 mars 1349 de l’ère chrétienne avaient été datés de l’an de grâce 1348.

Il interpola le calendrier de propagation de la Peste noire, s’attardant sur son apparition à Bâle et à Fribourg, ainsi que celui de tous les autres événements liés au contexte. Les archives dont il disposait étaient loin d’être exhaustives. Si les étrangers étaient arrivés en automne, pourquoi s’était-il écoulé six mois avant les premières rumeurs portant sur les sorciers et les démons d’Oberhochwald ? Il ignorait la date exacte à laquelle Dietrich avait acheté le fil de cuivre, ainsi que celle du jour où les « voyageurs sans défense » avaient décidé de rentrer chez eux. Et quel rôle jouait Guillaume d’Occam dans cette histoire ? Le pape l’avait invité à Avignon le 8 juin 1349, mais il avait très certainement quitté Munich avant cette date, c’est-à-dire avant le déclenchement de l’épidémie dans la ville. On n’avait plus jamais entendu parler de lui et les historiens supposaient qu’il était mort de la peste sur la route. Il avait pu passer à proximité d’Oberhochwald. Y aurait-il fait étape pour voir « mon ami le Doctor Seclusus » ? Y avait-il apporté la peste ? Y était-il mort ?

Tom mordilla son stylo. Comme il enviait les physiciens ! Ils finissaient toujours par trouver les réponses à leurs questions. Un peu d’acharnement, un peu de génie, et ils faisaient cracher des théories à l’univers. Les cliologues avaient moins de chance. Les faits ne survivaient pas toujours et ceux qui y parvenaient devaient leur survie au hasard plus qu’à leur importance. Si acharné soit-on, il est impossible d’interpréter des archives détruites par les flammes. Quand on ne supporte pas ce genre de contrariété – quand on ne peut pas admettre que certaines questions resteront éternellement sans réponse –, mieux vaut choisir une autre discipline que l’histoire.

Il étudia avec soin sa liste et ses diagrammes, revenant de temps à autre à ses sources pour se rafraîchir la mémoire. Il reconstitua sur une carte la trajectoire du « Démon du Feldberg », de Sankt-Blasien au massif du Feldberg. Il était forcément passé par Oberhochwald. Au bout du compte, une seule explication lui paraissait envisageable. En fait, il se demandait à présent pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Qu’avait-il dit à Sharon ce soir-là, au restaurant ? Peut-être que le subconscient est plus malin qu’on ne le croit.

Ou peut-être pas. Il se carra dans son siège et fixa le plafond en tiraillant sa lèvre inférieure. Il ne voyait aucune faille dans son raisonnement ; mais qu’est-ce que ça prouvait ? La solution la plus évidente est parfois une chimère. Il avait besoin d’un avis extérieur. Celui d’une personne érudite, fiable – et discrète. Il fit des copies de ses fichiers et y ajouta un abrégé. Lorsqu’il consulta la vieille horloge numérique à écran à cristaux liquides, elle affichait 3:20. Soit 9 h 20 à Fribourg. Il inspira à fond, hésita un instant puis, avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, télécharga l’ensemble de son message dans ma boîte aux lettres, à un quart de globe de là. L’objet de son courriel tenait en une phrase : Was glaubst du ? Qu’en penses-tu ?

Le courriel de Tom a excité ma curiosité. Je lui ai dit que j’aurais besoin de faire de longues recherches avant de pouvoir lui répondre, puis je suis allé faire un tour à la bibliothèque de l’université Albert-Louis. J’y ai trouvé certains des documents qu’il avait évoqués et les ai comparés à certains de ceux qu’il m’avait transmis. Puis j’ai fouillé dans les archives, remuant la poussière des siècles, et fait de nouvelles découvertes. Une fois rentré chez moi, j’ai allumé ma vieille pipe en bois de la Forêt-Noire et j’ai réfléchi au sein de ses nuages de fumée. La dignité est une denrée que nous économisons en vue de notre grand âge, et je pense avoir mérité celle que je possède. Mais Tom n’était pas du genre à conclure à la légère, ni à jouer des tours pendables à ses amis.

Car c’est mon ami. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous nous tutoyons, tous les deux, signe que notre amitié n’a rien de superficiel.

Deux jours plus tard, donc, j’ai scanné les documents que j’avais dénichés puis je les ai compressés, usant de toute la magie que la technologie moderne met à notre disposition ; je les ai ensuite attachés à un courriel. J’ai esquissé dans le texte de celui-ci des conclusions prudentes – très prudentes. Si Tom avait un peu plus de cervelle qu’un navet, il saurait lire entre les lignes de ma prose. C’est cela que signifie le mot « intelligence » : inter legere.

— Que fais-tu debout à une heure aussi matinale ?

Tom sursauta vivement, manquant faire choir son fauteuil. Il s’accrocha au rebord de son bureau et, en se retournant, découvrit Sharon en train de se frotter les yeux sur le seuil de la chambre.

— Arrête de me tomber dessus en douce comme ça !

— Comment souhaites-tu que je te tombe dessus ? Et puis, tu étais tellement hypnotisé par cette imprimante que même un trente-huit-tonnes aurait pu te tomber dessus. (Elle bâilla.) C’est ça qui m’a réveillée. L’imprimante.

Elle alla pieds nus dans la cuisine et alluma la bouilloire.

— De toute façon, il est l’heure de se lever, lança-t-elle par-dessus son épaule. Qu’est-ce que tu mijotes de si bon matin ?

Tom sortit le dernier feuillet de l’imprimante et le parcourut du regard. Il lisait mon courriel à mesure qu’il le recevait.

— Je suis en liaison avec Anton. Ça fait une heure qu’on bavarde.

— Anton Zaengle ? Comment va-t-il, ce cher vieil homme ?

— Très bien. Il veut que j’aille à Fribourg. (Tom déliassa les sorties imprimante avec le pouce.) Ça, c’est l’appât qu’il a accroché à son hameçon.

Elle passa la tête par la porte de la cuisine.

— À Fribourg ? Pourquoi ?

— Je pense qu’il pense ce que je pense.

— Oh. Eh bien, je suis ravie que vous ayez éclairci ce point.

— Ça serait trop long à t’expliquer, et ça aurait l’air absurde.

— Ça ne t’a jamais arrêté jusqu’ici.

Elle s’essuya les mains à un torchon et traversa la pièce, se plantant derrière lui et lui posant les mains sur les épaules.

— Tom, je suis une physicienne, tu te rappelles ? Comparé au charme et à l’étrangeté des quarks, rien ne semble ridicule.

Tom tirailla sur sa lèvre. Au bout d’un moment, il empila les sorties imprimante sur son bureau.

— Sharon, pourquoi un curé de campagne du Moyen Âge aurait-il besoin de deux cents pieds de fil de cuivre ?

— Eh bien… je ne sais pas.

— Moi non plus ; mais il en a passé commande. (Il se pencha et attrapa un feuillet dans la pile ; il l’avait abondamment souligné de rouge.) Durant l’été 1348, dans un monastère proche d’Oberhochwald, les moines ont entendu le tonnerre alors qu’il n’y avait aucun nuage dans le ciel. (Il reposa la feuille.) Et n’oublions pas les peccatores Eifelheimsis, les péchés des Eifelheimers. Une découverte d’Anton. On y dénonce l’hérésie selon laquelle il existerait des hommes pourvus d’une âme mais qui ne descendent pas d’Adam.

Sharon secoua la tête.

— Je suis encore endormie. Je ne pige pas.

Tom fut surpris de constater à quel point il hésitait à formuler son hypothèse à voix haute.

— Bien. Il y a environ sept cents ans, des êtres conscients et intelligents venus d’un autre monde ont fait naufrage près d’Oberhochwald, dans la Forêt-Noire.