Et voilà. C’était sorti. Il leva la main pour faire taire Sharon, qui restait pour l’instant bouche bée.
— Leur vaisseau a subi une panne. Je pense qu’il se déplaçait dans l’hypoespace de Nagy. Ils n’ont pas tous péri, mais le choc a déclenché un début d’incendie et blessé plusieurs d’entre eux.
Sharon recouvra sa voix.
— Minute, minute ! Quelle preuve…
— Laisse-moi finir. S’il te plaît. (Tom mit de l’ordre dans ses pensées et poursuivit.) La survenue de ces extraterrestres, ainsi que leur apparence physique – leurs yeux jaunes et proéminents, par exemple –, ont terrifié certains villageois, qui ont fui dans les patelins voisins en répandant la rumeur d’une présence démoniaque. D’autres, parmi lesquels le prêtre de la paroisse, le pasteur Dietrich, ont vu que les étrangers étaient des créatures en détresse. Pour assurer ses arrières, il a obtenu de son évêque une autorisation rédigée avec prudence ; il pouvait communiquer en latin sans trop attirer l’attention.
« Les extraterrestres ont passé plusieurs mois à Oberhochwald. Si frère Joachim et quelques autres les accusaient de sorcellerie et de pratiques diaboliques, d’autres villageois tentaient de les aider à réparer leur vaisseau endommagé. Ce qui explique sans doute cette commande de fil de cuivre. En quoi un tel produit aurait-il été utile à des voyageurs terrestres ? Par ailleurs, ces créatures volaient. Étaient-elles ailées ? Maîtrisaient-elles l’antigravité ? Peut-être avaient-elles trouvé un moyen d’exploiter cette fameuse énergie du vide. Dans sa lettre, le pasteur Dietrich se contente de nier que ses invités volent par des moyens surnaturels.
Il était à bout de souffle. Il étudia le visage de Sharon pour jauger sa réaction.
— Continue, dit-elle.
— Les extraterrestres étaient immunisés contre la peste – leur biochimie n’était pas humaine – et ils ont remercié les villageois de leur générosité en les soignant quand l’épidémie les a frappés. Certains d’entre eux, tout du moins. D’autres avaient sans nul doute succombé à l’apathie. Dietrich en a même converti quelques-uns. Nous avons conservé la trace d’un baptême. Johannes Sterne ? Oh ! il savait d’où venaient ses visiteurs. Il le savait parfaitement.
« Puis les extraterrestres se sont mis à mourir, eux aussi. Pas à cause de la peste, mais par manque d’un nutriment essentiel. Encore cette biochimie non humaine. « Ils mangent, mais ne sont pas sustentés », comme l’écrit Dietrich. Après le décès de son ami Jean… Enfin, là, c’est moi qui extrapole. Après le décès de Jean, donc, Dietrich lui a donné une sépulture chrétienne et a fait graver son visage sur sa pierre tombale afin que les générations futures se souviennent de lui. Sauf qu’il n’avait pas prévu qu’il faudrait attendre pas mal de générations ; pas plus qu’il n’avait prévu que son village disparaîtrait de la carte.
« Pourquoi est-il devenu tabou ? Fastoche. Il y avait vraiment eu des « démons » dans le coin. Et peu après que Joachim eut lancé sa malédiction, la peste s’est déchaînée. Il y avait largement de quoi impressionner des paysans superstitieux. Les démons étaient-ils vraiment morts, ou bien s’étaient-ils simplement endormis ? Attendaient-ils de nouvelles victimes ? Les gens ont évité les parages et ont fait la leçon à leurs enfants. Si tu n’obéis pas à maman, les diables volants vont venir t’emporter. Peu après, l’appellation de Teufelheim forgée par Joachim a été édulcorée en Eifelheim et le nom d’Oberhochwald a peu à peu sombré dans l’oubli. Il n’est plus resté qu’une coutume locale conseillant d’éviter l’endroit, de vagues contes folkloriques parlant de démons volants et un visage gravé sur une pierre tombale.
Et voilà. Il avait craché le morceau. Une bonne partie de son discours tenait de l’induction et de la conjecture. Il ne disposait d’aucune source primaire sur frère Joachim, par exemple, mais je lui avais dégoté un texte de la main d’un moine strasbourgeois citant ses propos : « L’échec d’Oberhochwald leur a valu la plus terrible des malédictions, contre laquelle je les avais prévenus à maintes reprises », ce qui tend à attester le rôle qu’il lui attribuait.
Elle le fixait, prise de vertige. Des extraterrestres ? Dans l’Allemagne médiévale ? C’était fantastique, c’était incroyable. Parlait-il sérieusement ? Elle écouta son exposé avec attention. La solution qu’il proposait à son problème était encore plus incroyable que ledit problème !
— Et tu penses que ce scénario est avéré ? demanda-t-elle une fois qu’il eut terminé.
— Oui. Et Anton aussi. (Il lui montra le texte de mon courriel.) Et il n’a rien d’un crétin.
Elle parcourut ma prose.
— On ne peut pas dire qu’il sorte de sa réserve.
— Ce n’est pas un crétin, ai-je dit.
— Oui, c’est plutôt ton emploi. Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que l’espace de Nagy vient faire là-dedans. Que tu aies décidé de ruiner ta réputation, ça te regarde, mais pourquoi me mêler à ce fiasco ?
Tom grimaça.
— Accorde un peu de crédit à mon intelligence. Tout ce que je dis, c’est que cette théorie explique les faits de façon plus que correcte. Et si cette histoire est vraie…
Il laissa sa phrase inachevée.
Si elle est vraie… Sharon sentit son cœur battre plus fort.
— J’ai intégré l’espace de Nagy au schéma d’ensemble parce que ni Dietrich ni personne d’autre n’a décrit d’astronef.
— Comment l’auraient-ils pu ? Ce concept ne faisait pas partie de leur réalité.
— Les médiévaux n’étaient pas des imbéciles. Ils étaient en train de vivre une authentique révolution technologique. Arbres à cames, roues à aube, horloges mécaniques… Ils auraient identifié sans peine un véhicule spatial, quitte à parler de chariot d’Élie. Mais non. Dietrich, Joachim et la bulle de 1377 s’accordent pour dire que les voyageurs « sont apparus ». Tu ne vois pas le rapport avec la description du voyage par hypoespace que tu m’as faite l’autre jour ? À t’en croire, il suffit de faire un pas pour parcourir une longue distance. Pas étonnant que Dietrich se soit tellement intéressé aux bottes de sept lieues. Et c’est ce que voulait dire Johann en montrant les étoiles et en se demandant comment il ferait pour retrouver le chemin de la sienne. En voyageant de cette manière, il lui était impossible de reconnaître son astre d’origine.
— « Apparus. » Un mot qui se prête à quantité d’interprétations.
Il tapa son tas de feuillets avec le plat de la main.
— Mais tout se tient. Je te l’accorde, ça relève du faisceau de présomptions plutôt que de la preuve formelle. Pris séparément, chacun de mes raisonnements est insuffisant pour conclure ; mais considérés dans leur ensemble… Une prière attribuée à Johann affirme qu’il existe huit voies secrètes pour quitter la Terre. Combien de dimensions dans ton hypoespace « caché » ?
— Huit.
Elle ne lui répondit qu’à contrecœur. Le sang battait à ses tempes. Et si… ?
— Quant au traité religieux attribué à Dietrich par une source de troisième main, il dit que pour voyager dans d’autres mondes il faut voyager à l’intérieur. Les mots mêmes que tu as utilisés ou presque. Ta géométrie duodécimale devient « la Trinité des Trinités ». L’auteur évoque « des lieux et des temps que nous ne pouvons connaître, sauf à regarder en nous-mêmes ».
— Mais il s’agit d’un traité religieux, n’est-ce pas ? Ces « autres mondes » sont sûrement le ciel et l’enfer, et « voyager à l’intérieur » signifie faire un examen de conscience.