— Ja doch. Mais ces idées n’ont été couchées sur le papier que trois quarts de siècle plus tard. Les auteurs de ce traité sont partis d’une doctrine qu’ils ne connaissaient que de troisième ou quatrième main et l’ont interprétée en fonction du paradigme dominant. Le rationalisme du Moyen Âge commençait déjà à perdre pied devant le romantisme de la Renaissance. Qui sait ce que Dietrich lui-même a compris des explications de Johann ? Tiens. (Il ferma la chemise avec un élastique et la lui tendit.) Lis l’ensemble comme l’a fait Anton et dis-moi si ça ne tient pas la route.
Elle le regarda droit dans les yeux tout en attrapant la chemise. Il est vraiment sérieux, se dit-elle. Ce qui, connaissant Tom, pouvait signifier qu’il refusait d’accepter le fait que son problème était insoluble.
D’un autre côté, peut-être que son hypothèse était moins dingue qu’elle ne le semblait.
Donne-lui une chance. Attends un peu avant d’appeler une ambulance, il mérite bien ça.
Elle alla s’asseoir dans son fauteuil préféré. Elle entreprit de lire les documents avec soin, se fiant à leur traduction anglaise. L’allemand médiéval était hors de sa portée et le latin lui demeurait inintelligible. Du coin de l’œil, elle vit que Tom ne tenait pas en place.
Un ensemble hétéroclite de faits insolites. Mais avec un fil rouge pour les relier ensemble. Elle arriva au traité que Tom lui avait déjà montré. Cette hideuse lettrine était aisément reconnaissable. Puis elle examina une illustration représentant l’emblème de l’Ordre de saint Johan, où chacun des membres de la Trinité figurait dans un petit triangle fixé à l’angle d’un triangle plus grand. Bizarrement, c’était le Saint-Esprit qui occupait le sommet. L’ensemble rappelait de façon étonnante son schéma du polyvers.
Quand elle eut passé tous les documents en revue, elle ferma les yeux et s’efforça de démêler cet écheveau. Voyons si elle pouvait assembler les pièces du puzzle comme il l’avait fait. Si celle-ci s’emboîtait dans celle-là… Au bout du compte, elle secoua la tête, percevant le piège dans lequel Tom était tombé.
— Tout cela ne repose que sur des présomptions, déclara-t-elle. Personne n’évoque une autre planète, ni des voyageurs venus d’un autre monde.
La bouilloire se mit à siffler et elle alla à la cuisine pour l’éteindre. Posant les papiers de Tom à côté des siens, qu’elle avait laissés là la veille après avoir fini de bosser, elle ouvrit le placard mural et chercha un sachet de thé.
— Au contraire, insista Tom, qui l’avait suivie à la cuisine. Ils le font de la façon la plus claire qui soit. Mais en termes médiévaux, conformément à leurs concepts médiévaux. Oh ! nous n’avons aucune difficulté à parler de planètes tournant autour des étoiles ; mais ils commençaient à peine à réaliser que leur propre planète tournait sur son axe. Pour eux, le « monde », c’était… eh bien, c’était le « polyvers ». Et une planète, c’était une étoile mobile. Nous, on arrive à parler de continuum spatio-temporel, multidimensionnel ou pas – au choix. Eux, ils en étaient bien incapables. Ils commençaient tout juste à se colleter avec la notion de continuum – ils appelaient cela « l’intention et la rémission des formes » – et Buridan venait à peine d’énoncer la première loi du mouvement. Ils ne disposaient pas des mots pour définir ces termes. Tout ce qu’ils ont appris des voyageurs stellaires a été filtré par une Weltanschauung incapable de traiter un tel savoir. Essaie donc de lire Occam un de ces jours ; ou encore Buridan ou saint Thomas d’Aquin. Il nous est impossible de les comprendre aujourd’hui, leur vision du monde est trop différente de la nôtre.
— Les gens restent des gens, répliqua-t-elle. Je ne suis pas convaincue.
Elle songea soudain que ce n’était pas elle qui jouait l’avocat du diable. C’est Tom qui avait endossé ce rôle. Elle aurait voulu partager avec lui cette blague bien dans son style, mais décida que le moment était mal choisi. Il prenait la chose trop à cœur.
— Toutes les pièces que tu as réunies sont susceptibles de recevoir une autre interprétation, lui dit-elle. C’est seulement lorsqu’on les assemble qu’on a l’impression qu’elles forment un tout cohérent. Mais les as-tu assemblées de la bonne façon ? Es-tu sûr qu’elles proviennent bien du même puzzle ? Pourquoi y a-t-il forcément un rapport entre elles ? Peut-être que ce n’est pas ton pasteur Dietrich qui a tenu ce journal. Peut-être qu’il existe d’autres Oberhochwald – en Hesse, en Bavière, en Saxe. Le « village du haut dans la forêt de la montagne ». Seigneur, ça doit être aussi rare dans cette région que les Main Street dans le Middle-West. (Elle leva la main pour prévenir ses objections, comme il l’avait fait lui-même un peu plus tôt.) Non, je ne me moque pas de toi, je me contente de te suggérer d’autres pistes. Peut-être que ce coup de tonnerre en était bien un et non une décharge d’énergie provenant d’un vaisseau hypospatial endommagé. Peut-être que Dietrich a hébergé des pèlerins chinois, comme tu le pensais à l’origine. Peut-être que Joachim était défoncé à l’ergot de seigle quand il a cru voir des monstres volants. Et le fil de cuivre sert sûrement à autre chose qu’à réparer les machines extraterrestres.
— Et la description de ces mondes intérieurs cachés, et la Trinité des Trinités ? Ça ne ressemble pas à ton hypoespace ?
Elle haussa les épaules.
— Ça ressemble surtout à de la théologie médiévale. Pour qui ne connaît pas les axiomes fondamentaux, la physique et la religion sonnent également comme du charabia.
Elle versa l’eau chaude dans une théière et laissa infuser. Mais il n’y avait plus un centimètre carré de disponible sur la table. Elle était jonchée de paperasse. Quelques feuillets s’étaient échappés de la chemise de Tom. Ses sorties imprimante allaient se mélanger à celles qu’elle avait rapportées du labo. Rencontre improbable d’un manuscrit médiéval et du diagramme de circuits d’un détecteur de chronons. Secouant la tête d’un air navré, elle entreprit de remettre un peu d’ordre. Tom la regarda faire depuis le seuil.
— Sais-tu ce qui me semble le plus significatif ? demanda-t-il. La façon dont Dietrich se référait aux extraterrestres.
— S’il ne s’agissait pas d’hallucinations.
— D’accord. Si c’étaient des extraterrestres. Il les appelait toujours des « êtres » ou bien des « créatures », ou encore « mes invités » ou « les voyageurs ». Pas la moindre trace de surnaturel. Ce n’est pas Carl Sagan qui a dit que des extraterrestres risquaient d’être pris pour des dieux ou des démons ?
Elle ricana.
— Sagan était un incurable optimiste. Ce n’est pas parce qu’on est capable de voyager dans le cosmos qu’on est plus éthique que les indigènes – les Européens ont pu traverser l’Atlantique, mais ça ne les a pas rendus plus éthiques que les Indiens.
Cette feuille-ci appartenait à Tom, et celle-là aussi. Cette feuille était à elle. Chaque chose à sa place, une place pour chaque chose.
— À l’en croire, il ne pouvait exister qu’une seule preuve convaincante d’une visite extraterrestre, poursuivit-elle. Il en parle dans le bouquin qu’il a écrit avec Shklovskii.
— Et c’est quoi ?
— Des plans portant sur un appareil de haute technologie.
Et cette feuille-ci était à Tom. Et cette feuille-là était à elle…
Non, un instant. Ce n’était pas un diagramme de circuit ; c’était la lettrine enluminée. Soudain, elle se figea, la gorge serrée.