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— Ô mon Dieu !

— Hein ? (Il fit un petit bond.) Qu’y a-t-il ?

— Je le crois pas ! (Elle agrippa la copie du traité et agita la lettrine devant lui.) Regarde ça ! Des pampres, des feuilles et des trinités ? C’est un diagramme de circuit ! Et ça, ce sont des jonctions Josephson ! Tom… Hernando et moi avons élaboré ce circuit pas plus tard que la semaine dernière.

Sharon fouilla dans ses papiers et trouva le diagramme qu’elle cherchait. Elle le plaça à côté du manuscrit et procéda à une étude comparative. Étaient-ils identiques ? L’enluminure était tarabiscotée, comme un authentique pampre ; rien à voir avec la géométrie qui lui était familière. Elle s’efforça de faire correspondre les feuilles, les ceps et les grappes avec les symboles nucléoniques. Seules importaient les connexions, se répéta-t-elle ; la longueur et la forme des lignes étaient sans importance. C’était presque ça. Pas tout à fait, mais presque.

— Transmission un tantinet brouillée, déclara-t-elle. (À moins qu’elle n’ait vu que ce qu’elle voulait voir – chacun son tour.) Cette liaison est impossible… (Elle désigna la lettrine.) Et ici, on a un court-circuit. Quant à ces deux composants, il faudrait les inverser. Ou alors… Un instant. (Elle suivit de l’index le tracé d’un pampre.) Non, ce n’est pas une histoire de brouillage. Ce truc est un générateur, pas un détecteur. Regarde ici. Et là. C’est un circuit qui fait partie de leur générateur. C’est forcément ça. Une partie de leur porte des étoiles. Merde !

Elle était arrivée en bas de page.

— Qu’y a-t-il ?

— Une partie, oui, c’est bien ça. Le diagramme est incomplet.

Elle sortit de la cuisine en plissant le front, perdue dans ses pensées. Arrivée devant son sofa, elle s’y laissa choir. Puis elle ferma les yeux et explora mentalement le maillage complexe de son hypoespace, avec une circonspection digne d’un hominidé à peine descendu des arbres.

— Ça va te sembler bizarre, dit Tom, mais je suis un peu déçu.

Elle ouvrit les yeux et le regarda. Il examinait le diagramme médiéval.

— Déçu ? répéta-t-elle.

Elle n’en croyait pas ses oreilles. Déçu ? Alors qu’on venait de leur livrer les étoiles sur un plateau ?

— Je veux dire, qu’ils ne nous aient pas laissé des plans au complet. Tu aurais su quoi faire ensuite.

Elle le regarda, encadré dans le montant de porte.

— Mais je sais déjà le plus important.

— Quoi donc ?

— Je sais que c’est possible.

10

Aujourd’hui

Anton

J’ai retrouvé Tom et Judy à la Hauptbahnhof de Bismarckallee, où s’arrête le train magnétique venu de Francfort. Nous avons pris le tramway dans Bertholdstrasse pour gagner Kaiser Josef Strasse, d’où nous avons marché jusqu’à leur hôtel du Gerberau. En chemin, je leur ai montré les points remarquables de la ville comme un vulgaire guide touristique. Tom les connaissait déjà, bien entendu, mais tout cela était nouveau pour Judy.

Lorsque nous avons franchi la Schwaben Tor, elle s’est extasiée de sa beauté de carte postale. Cette porte se dressait déjà dans la Vieille Ville un siècle avant que le pasteur Dietrich ne se lie d’amitié avec certains étrangers. Non loin de là était sis L’Ours rouge, qui était déjà une taverne à cette même époque. Le vent venu du Höllental était plutôt frais, signe que l’été touchait à sa fin.

Après les avoir installés dans leurs chambres, je les ai emmenés déjeuner au Römischer Kaiser. Nous avons accordé toute notre attention au repas. Quand on séjourne en Forêt-Noire, il est des usages qu’il convient de respecter. Personne au monde ne cuisine comme les Schwarzwälder ; ici, même les mannequins des grands magasins sont enrobés. J’ai attendu que le garçon nous serve les strudels pour commencer à parler sérieusement.

Tom voulait partir sur-le-champ pour la Forêt-Noire. Au risque de refroidir son enthousiasme, je lui ai dit que nous attendrions le lendemain matin.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Je veux voir le site par moi-même.

Judy attendait patiemment sans rien dire.

— Parce que Eifelheim se trouve au cœur de la forêt, ai-je expliqué. Pour y aller, il faut rouler un petit moment et ensuite faire une bonne heure de marche, même si nous arrivons à trouver le site du premier coup. Vous aurez besoin d’une nuit de sommeil pour vous remettre du décalage horaire. (J’ai pris une nouvelle bouchée de strudel puis reposé ma fourchette.) Et ce n’est pas tout, mes amis. Monseigneur Lurm, du diocèse de Fribourg, se joindra à nous dès qu’il aura reçu l’aval de son évêque. Naturellement, je ne lui ai pas précisé la nature exacte de ce que nous nous attendons à découvrir. De sorte qu’il nous servira de témoin objectif.

Tom et Judy ont échangé un regard.

— Que veux-tu dire ? Pourquoi avons-nous besoin d’un représentant du diocèse ?

Mon ami est parfois lent à la détente.

— Il s’agit d’un cimetière catholique, nicht wahr ? Et vous n’êtes pas venus jusqu’ici pour vous contenter de le regarder. Vous souhaiterez sûrement procéder à une exhumation pour voir ce qui y est enfoui. Pour cela, j’avais besoin d’une autorisation.

— Mais… (Tom se renfrogna.) Ce cimetière est vieux de sept cents ans.

J’ai haussé les épaules.

— Et alors ? Certaines choses sont éternelles.

— Tu as raison, a-t-il soupiré. Je suppose qu’il va nous falloir attendre jusqu’au matin.

Les Américains sont trop pressés. Un fait à lui tout seul vaut tout un volume de déductions. Et pour dénicher ce fait, mieux vaut dresser un plan élaboré. Si nous avions écouté Tom, nous aurions gagné illico le cimetière – mais sans emporter de pelle.

Mais nous avons tiré profit de ce délai. Je les ai emmenés dans la crypte de la Franziskanerkirche pour leur montrer la fresque montrant des sauterelles attablées en imitation de la Cène. Les couleurs étaient fanées, la peinture écaillée, et les personnages avaient cette étrange allure que seuls les amateurs de Klimt ou de Picasso parviennent à trouver naturelle.

Tom s’approcha pour les examiner de près.

— Tu penses que c’est eux ? me demanda-t-il.

Je me suis contenté de hausser les épaules.

— Pourquoi n’y en a-t-il que huit ? a-t-il enchaîné.

— Pour éviter toute accusation de blasphème, je suppose.

— Il y a des noms sous certains d’entre eux, a dit Judy.

Voilà un détail que je n’avais pas remarqué lors de ma première visite. Nous avons tenté de déchiffrer les inscriptions à moitié effacées. Jadis, il y avait eu des noms ici, en effet, mais le passage des siècles n’en avait laissé subsister que des fragments épars. L’une des sauterelles portait la cape d’un hospitalier et s’appelait sans doute Gottfried-Laurent – si nous avions bien reconstitué son nom. Une autre se tenait de façon bizarre, la tête rejetée en arrière et les bras grands ouverts – était-elle en train de mourir ou bien de prier ? Son nom commençait par un U et devait être très bref – Uwe ou Ulf. Celle qui était placée au centre et rompait le pain était « St. Jo » ; du nom de celle qui était blottie contre son torse, il ne subsistait plus que les lettres « ea ric ».

— Ce ne sont pas là les noms associés aux apôtres, ai-je commenté.

Mais Tom ne m’a pas répondu. Il n’arrivait pas à détacher les yeux de la figure centrale.

Mgr Lurm nous a retrouvés devant l’hôtel le lendemain matin. C’était un homme grand et émacié, au front dégagé. Il était vêtu d’une veste de safari et seul son col trahissait sa vocation.