— C’est la tombe ? ai-je insisté.
— Je le pense, a-t-elle soupiré. Du moins, c’est celle que les soldats ont trouvée. (Elle a brandi un mégot pour preuve de son affirmation.) L’inscription est presque illisible et il manque la partie supérieure. Mais regardez ici… ces lettres… HANNES STE…
Elle les a soulignées du bout du doigt.
— Johannes Sterne, ai-je complété. Jean des Étoiles. Son nom de baptême. (J’ai jeté autour de nous un regard circulaire.) Vous vous rendez compte du nombre de tombes qu’il y a dans ce coin ? Et c’est celle-ci que nous trouvons.
— Je sais. J’ai peur.
— Peur ? Mais de quoi ?
— Quand nous allons le déterrer. Sa forme ne sera pas normale. Elle ne sera pas humaine.
Je ne savais quoi lui répondre. Quelle que soit l’origine de cet être, terrestre ou non, jamais sa forme ne pourrait être normale.
— Gus a trouvé une autre pierre tombale, ai-je dit. Et Heinrich aussi. Fracassées toutes les deux. D’après Tom, les habitants des villages voisins sont venus ici pendant l’épidémie pour démolir les sépultures des « sorciers ». Et pourtant, ils n’ont pas touché à celle-ci – alors que c’était sans doute la plus terrifiante à leurs yeux. Pourquoi ?
Elle a secoué la tête.
— Il y a tellement de choses que nous ignorons et que nous ne saurons sans doute jamais. D’où venaient-ils ? Combien étaient-ils ? Étaient-ce d’intrépides explorateurs ou bien des touristes égarés ? Comment Dietrich et eux sont-ils parvenus à communiquer ? Et de quoi ont-ils parlé durant leurs ultimes mois de vie ?
Comme elle se tournait vers moi, j’ai vu qu’elle était au bord des larmes.
— J’imagine qu’ils parlaient de leur monde et de ce qu’ils y feraient une fois rentrés chez eux, ai-je dit avec douceur.
— Oui, a-t-elle fait d’une voix apaisée. Vous avez sans doute raison. Mais ceux qui auraient pu nous le dire sont morts depuis longtemps.
J’ai souri.
— On pourrait organiser une séance pour les interroger.
— Ne dites pas ça ! a-t-elle sifflé. (Elle a serré les poings, les pressant sur ses hanches.) Je n’ai cessé de lire leurs lettres, leurs journaux intimes, leurs sermons. Je suis entrée dans leur crâne. Pour moi, ils ne sont pas morts. Anton, la plupart d’entre eux n’ont jamais été inhumés ! Qui avait encore la force de soulever une pelle à l’approche de la fin ? Ils ont dû s’effondrer et pourrir sur place. Le pasteur Dietrich était un homme de bien. Il méritait mieux. (Les larmes coulaient sur ses joues.) Lorsque nous sommes entrés dans cette forêt, j’ai cru que j’allais tomber sur eux, encore vivants, et cela m’a terrifiée. Dietrich, Joachim, les villageois ou…
— Ou une horrible créature.
Elle a acquiescé en silence.
— C’est cela qui vous effraie, n’est-ce pas ? Vous êtes une femme du XXIe siècle, rationnelle et humaniste, qui sait pertinemment qu’un extraterrestre est forcément différent de nous, mais vous êtes prête à fuir en hurlant comme une vulgaire paysanne moyenâgeuse. Vous redoutez d’avoir les mêmes réflexes que frère Joachim.
Elle a eu un petit sourire.
— Vous êtes presque dans le vrai, docteur Zaengle. (Elle a fermé les yeux et soupiré.) Hay cu’u giup tôi. Cho toi su’c manh*. Je redoute de ne pas agir comme l’a fait le pasteur Dietrich.
— Il nous fait honte à tous, mon enfant. À tous.
J’ai contemplé les chênes majestueux et les splendides fleurs sauvages – boutons-d’or et gaillets odorants –, j’ai écouté le staccato des piverts. Peut-être que Dietrich avait eu un bel enterrement, après tout.
Judy a inspiré à fond et séché ses larmes. Puis elle a dit :
— Appelons les autres.
Heinrich a donné ses instructions.
— Au bout de tout ce temps, le cercueil s’est forcément désagrégé. Nous allons trouver de la terre partout. Creusez avec les pelles jusqu’à ce que vous tombiez sur des éclats de bois. À ce moment-là, on passera au déplantoir.
Gus et son collègue Sepp se sont mis à l’œuvre, s’écartant un peu de la pierre tombale. Le cercueil s’était enfoncé dans la glèbe au fil des siècles, de sorte qu’ils devraient creuser en profondeur. Et il fallait que les parois de la fosse soient inclinées afin de ne pas s’effondrer sur eux. Les deux hommes appartenaient à de vieilles familles du Brisgau. Les ancêtres de Gus étaient des tailleurs de pierre réputés et Sepp descendait de pêcheurs établis sur les berges du Dreisam.
L’après-midi touchait déjà à sa fin lorsqu’ils ont entamé leurs travaux, mais Heinrich avait prévu des lampes à pression pour travailler à la nuit tombée. Ainsi que des tentes et des duvets.
— Je ne tiens pas à repartir d’ici dans le noir, a-t-il dit. Souvenez-vous de Hänsel et Gretel.
Nous avons dû attendre le coucher du soleil pour découvrir comment les soldats américains avaient pu repérer la pierre tombale. Les rayons, qui s’insinuaient par une trouée du feuillage, frappaient la pierre de plein fouet et faisaient ressortir le visage qui l’ornait. Et ce n’était qu’à une certaine heure de la journée, lorsque le soleil arrivait à une certaine hauteur au-dessus de l’horizon, que les traits de la créature prenaient tout leur relief, comme si on avait affaire à un hologramme projeté sur la pierre. Penchés sur leurs pelles, Gus et Seppl n’ont rien remarqué ; mais Heinrich, qui se tenait auprès d’eux, s’est retourné vivement en entendant le hoquet de Judy.
C’était une gueule de mante religieuse sans en être une tout à fait. Elle avait de grands yeux globuleux, sur lesquels le sculpteur avait esquissé des facettes, ce qui leur conférait une allure de joyaux. (Ces yeux avaient été jaunes, je le savais.) On distinguait en outre des lignes qui auraient pu être des antennes, ou encore des moustaches, voire tout autre chose. En lieu et place de mandibules d’insecte, on découvrait une gueule des plus étranges, une caricature de bouche et de menton humains. Judy m’a agrippé le bras. J’ai senti ses ongles se planter dans ma peau. Tom se tiraillait la lèvre. C’était le visage de la crypte de l’église.
Heinrich a longuement fixé la pierre sans rien dire. De toute évidence, on n’avait pas affaire au travail des intempéries mais à un visage non humain. À un démon. Ou à quelque chose d’approchant. L’ecclésiastique s’est tourné vers nous pour juger de notre réaction. Déjà le soleil cessait d’éclairer la pierre.
— Je crois que je ferais mieux de prendre une empreinte, a-t-il dit.
La lune était un spectre flottant au-dessus des cimes des arbres lorsque Gus a enfin pelleté du bois. Les lampes sifflantes et crachotantes dessinaient un disque de lumière au sein des ténèbres sylvestres. Judy se tenait à genoux au bord de la fosse, les yeux clos, en équilibre sur la pointe des pieds. Je ne sais si elle priait ou si elle dormait. Je distinguais à peine les têtes des ouvriers.
Tom est venu me rejoindre. Il tenait l’empreinte de l’extraterrestre qu’avait réalisée Heinrich. Jean, ai-je songé. Pas l’extraterrestre, mais Johann Sterne, une personne, un être mort il y a bien longtemps ; bien loin de chez lui, auprès de gens qui lui étaient étrangers. Qu’avait-il pu ressentir sur la fin, lorsque tout espoir était perdu ? Quelles émotions avaient agité son esprit si différent du nôtre ? Cette question avait-elle seulement un sens ? Y avait-il dans son sang des enzymes jouant le rôle de l’adrénaline ? Avait-il seulement un sang ?
Tom a désigné le ciel.
— Pleine lune. Pas vraiment le bon moment pour déterrer le comte Dracula.
Il a tenté de sourire pour me montrer qu’il plaisantait. J’ai tenté de sourire pour lui montrer que j’avais compris. Un frisson m’a parcouru. Il faisait plus froid que je ne l’aurais cru.