— Tout homme préférerait vivre sur ses terres, je suppose, dit Max lorsque Dietrich attira son attention sur la ferme. À condition qu’il soit aussi propriétaire de ses bêtes et de sa charrue, et qu’il ne souhaite pas les partager avec son voisin. Mais le château lui paraîtrait fort loin si une armée venait à passer par ici, et peut-être que ses voisins refuseraient de lui ouvrir la porte.
À l’autre bout du pré, la forêt luisait d’un doux éclat noir. De fins plumets de fumée blanche montaient parmi les bouleaux, les pins et les chênes. Dietrich et Max s’arrêtèrent à l’ombre d’un chêne solitaire pour boire un peu d’eau à leurs gourdes. Dietrich avait quelques châtaignes dans sa bourse, et il les partagea avec le sergent. Ce dernier étudia les filets de fumée avec une attention extrême, jonglant avec les châtaignes comme s’il s’agissait d’osselets.
— Il est facile de se perdre par ici, commenta Dietrich.
— Ne vous éloignez jamais des coulées, répliqua Max d’un air distrait. Ne vous enfoncez jamais dans les fourrés.
Il pela une châtaigne et la fourra dans sa bouche.
Il faisait plus frais dans la forêt que dans le pré. Le soleil n’y pénétrait que par endroits, mouchetant de lumière coudriers et campanules. Au bout de quelques pas à peine, Dietrich eut l’impression de s’y engloutir. Les bruits venus des champs se firent lointains, puis étouffés, puis disparurent tout à fait. Max et lui s’avançaient parmi les chênes, les mélèzes et les épicéas, faisant bruire sous leurs pieds un tapis de feuilles mortes. Totalement désorienté, Dietrich veilla à rester tout près du sergent.
L’air sentait la cendre et la fumée froide, mais on y percevait aussi un fumet composite, sel, urine et soufre mélangés. Ils foulèrent bientôt une terre brûlée. Des braises luisaient encore dans les troncs fendillés, n’attendant qu’un coup de vent pour engendrer des flammes. Des petits animaux calcinés étaient pris dans les buissons.
— La meule de Holzbrenner se trouve un peu plus loin, je crois, dit Dietrich. Par ici.
Max resta muet. Il s’efforçait de regarder partout à la fois.
— Le charbonnier est un homme solitaire, poursuivit Dietrich. Il aurait fait un bon moine contemplatif.
Mais Max ne l’écoutait pas.
— Ce n’était que la foudre, insista Dietrich.
Pris d’un petit sursaut, le sergent daigna enfin se tourner vers lui.
— Comment saviez-vous… ?
— Vous pensiez trop fort. Peut-être n’aurais-je pas dû insister pour vous accompagner, mais on n’a pas vu Josef depuis l’incendie et Lorenz s’inquiète pour lui et son apprenti.
Max grogna.
— Ce qui inquiète le forgeron, c’est d’être à court de charbon. À en croire Klaus, ce Josef ne se montre au village que lorsqu’il a du charbon à vendre ou une redevance à payer au Herr, et, le plus souvent, il envoie le garçon à sa place. Ce vent surnaturel a renversé sa meule et mis le feu à la forêt, et il est occupé à s’en fabriquer une autre. C’est pour ça qu’on ne voit pas de fumée.
— Ce vent n’était pas surnaturel, insista Dietrich, sans grande conviction toutefois.
Plus ils avançaient, plus les dégâts étaient impressionnants. Ils virent des arbres fracassés, déracinés, abattus, penchés les uns sur les autres. Le soleil s’engouffrait par les brèches ouvertes dans le feuillage.
— Un géant jouant avec des fétus de paille, dit Dietrich.
— J’ai déjà vu semblables scènes de destruction, dit Max.
— Où cela ?
Le sergent secoua la tête.
— Sur une étendue moins importante. Regardez la façon dont les arbres sont penchés, ici et là-bas, comme s’ils avaient été renversés par une force émanant d’un point central.
Dietrich lui adressa un regard intrigué.
— Que voulez-vous dire ?
— C’était durant le siège de Cividale, dans le Frioul, il y a… oh ! près de vingt ans, je pense. Seigneur, que j’étais donc jeune et stupide pour m’être fourvoyé là-dedans. Aider les Autrichiens à affronter les Vénitiens ? En quoi cette querelle me concernait-elle ? Deux chevaliers allemands avaient apporté un pot-de-fer* et de la poudre. Eh bien, cela nous a aidés à conquérir la ville, mais l’un des barils a explosé alors qu’ils préparaient leur mélange – il faut toujours effectuer cette opération à l’air libre, et je comprends pourquoi… Il y a eu comme un bruit de tonnerre et le souffle a balayé les hommes et le matériel. (Il considéra à nouveau les arbres abattus.) Comme ici.
— De quelle taille serait le baril de poudre qui causerait de tels dégâts ? demanda Dietrich.
Max ne répondit pas. Une sorte de grésillement se fit entendre, comme à l’approche d’un nuage de sauterelles – et pourtant, ce n’était pas une année à sauterelles. Dietrich contempla les arbres et songea : L’impetus venait de cette direction.
Puis le sergent reprit son souffle.
— Bon. Par ici.
Il s’engagea sur le sentier conduisant à la meule.
La charbonnière était une combe de cinquante pas de diamètre, recouverte d’un tapis de cendres et de terre battue. En son centre se tenait la meule à charbon : un monticule de terre et de boue de cinq pas de diamètre. Mais sa paroi s’était brisée sur un côté, exposant le bois qui se consumait au vent qui l’avait attisé. Les étincelles dispersées un peu partout avaient allumé les incendies dont ils venaient de constater les ravages.
Le vent de la Saint-Sixte avait porté le son des cloches jusqu’à l’autre bout de la vallée. Ici, il avait dû souffler au moins cent fois plus fort – tourmentant les arbres qui bordaient la charbonnière, s’engouffrant dans la cheminée du fourneau, arrachant à celui-ci sa couche de terre protectrice, se déversant dans la forêt telle une rivière en crue. Seuls les arbres les plus robustes demeuraient debout et nombre d’entre eux étaient penchés et fendillés.
Dietrich fit le tour de la meule en ruine. De la maison du charbonnier, il ne restait plus qu’un amas de bois et de chaume calcinés. Un peu plus loin, près des arbres qui bordaient cette partie de la charbonnière, Dietrich trouva les corps de Josef et de son apprenti.
Il n’en restait que des torses carbonisés, sans bras ni jambes ; et même sans tête, dans le cas du garçon. Dietrich fouilla sa mémoire en quête du nom de celui-ci, mais en vain. Les deux cadavres étaient rompus, fracassés, comme s’ils étaient tombés d’une falaise, et en outre criblés d’esquilles. Quel vent pouvait être assez violent pour accomplir cela ? Un peu plus loin, il aperçut une jambe coincée dans un hêtre fendu en deux. Renonçant à chercher d’autres restes, il tourna le dos à ces horreurs.
— Ils sont morts, n’est-ce pas ? demanda Max, qui était resté de l’autre côté de la meule.
Dietrich acquiesça et baissa la tête pour dire une brève prière au fond de son cœur. Lorsqu’il fit le signe de croix, Max l’imita.
— Il nous faudra un cheval pour rapporter les corps, dit le sergent. En attendant, la meule servira de crypte.
Il ne leur fallut que quelques minutes, durant lesquelles Dietrich retrouva la tête du garçon. Ses cheveux avaient brûlé, ses yeux fondu, et il pleura en découvrant les ruines désintégrées de cette jeune beauté. Anton. Il se souvenait de son nom à présent. Un joli garçon, aux yeux pleins de promesses. Josef l’aimait autant que le fils dont l’avait privé son existence solitaire.
Lorsqu’ils eurent accompli leur tâche, ils bouchèrent grossièrement la meule avec de la terre afin d’en protéger le contenu contre les animaux.