Soudain, Schweitzer se retourna et fit un pas vers les bois encore fumants. On entendit des brindilles craquer dans le lointain.
— Nous sommes surveillés, déclara-t-il.
— Cela ne ressemblait pas à un bruit de pas, fit remarquer Dietrich. On aurait plutôt dit un cerf ou un lapin.
Le sergent secoua la tête.
— Un soldat sait quand il est épié.
— Alors, quels que soient ceux qui nous épient, ce sont des gens timides.
— Je ne crois pas, répliqua Max sans se retourner. C’étaient plutôt des sentinelles. Elles se sont retirées pour se cacher ou pour aller remettre leur rapport. C’est ce que je ferais à leur place.
— Des chevaliers proscrits ?
— J’en doute, répondit-il en tapotant le pommeau de sa dague. Ils ont de quoi s’occuper en France. Inutile de s’enterrer ici pour y vivre de braconnage. (Au bout de quelques minutes, il ajouta :) Quoi qu’il en soit, notre homme a filé. Le Herr sera rentré demain matin. Nous verrons bien ce qu’il voudra faire.
IV
Août 1348
Fête de sainte Claire d’Assise
Par un après-midi d’août où régnait une chaleur étouffante, Herr Manfred von Hochwald apparut sur la route d’Oberreid chevauchant son palefroi, à la surprise puis au plaisir des manants courbés sur les blés. Il était précédé de Wolfram, son héraut, chevauchant un genet blanc, qui brandissait la bannière portant les armoiries de Hochwald et annonçait aux moissonneurs le retour de leur seigneur. Suivait une troupe de gens d’armes, la pique sur l’épaule et le casque aussi étincelant que les eaux du bief. Puis venaient les capitaines et les chevaliers, et ensuite Rudolf, le chapelain, et Eugen, le jung-herr, et finalement le Herr en personne : grand et superbe, bien assis sur sa selle, splendide dans son surcot, le casque au creux du bras et la main levée comme en une bénédiction.
Dans les soles de printemps débordantes d’épis, les femmes se redressèrent, tenant leur faucille d’une main engourdie, et les hommes s’écartèrent des gerbes à moitié liées, les uns comme les autres contemplant la procession. Ils restèrent un temps à s’éponger le front, qui avec un mouchoir, qui avec un bonnet, puis échangèrent regards hésitants, questions, suppositions et cris de surprise, jusqu’à ce que, tous ensemble – serfs et vilains, hommes, femmes et enfants –, ils foncent se masser au bord de la route, gagnant de la vitesse à mesure que montait leur excitation, pataugeant en chemin dans le ruisseau bordant les champs, passant peu à peu des murmures aux vivats. Un peu en retrait, sur leurs chariots, les contremaîtres pestaient de voir ainsi gâchée un après-midi de travail, car le grain continuerait de mûrir, fauché ou pas. Mais eux aussi agitèrent leurs bonnets pour saluer la noble procession, se hâtant ensuite de les remettre sur leurs têtes.
Le cortège traversa la vallée. Le pont vibra sous les pieds et les sabots ; les hommes d’armes saluèrent leurs épouses et leurs fiancées trop longtemps délaissées (du moins l’espéraient-ils). Les pères hélèrent leurs fils revenus sains et saufs (et considérablement vieillis), tandis qu’on se désolait de ne pas voir dans les rangs un époux, un fils, un frère. La langue pendante, les chiens se mirent à courir à côté de la compagnie. On vit des éclats de lumière s’envoler – Eugen jetant des pièces de monnaie à la foule. Le butin prélevé sur des Anglais morts, ou bien la rançon d’Anglais capturés. Les hommes comme les femmes se précipitèrent sur cette manne, louant la générosité de leur seigneur mais n’omettant pas de mordre le métal.
La procession se dirigea vers l’église, devant laquelle l’attendaient Dietrich, Joachim et Theresia. Dietrich avait enfilé pour l’occasion une chasuble dorée, mais le franciscain portait la robe reprisée qu’il mettait tous les jours et contemplait le seigneur approchant avec un mélange de méfiance et de mépris. Un peu plus de l’une et un peu moins de l’autre, voilà qui serait plus avisé, songea Dietrich. À côté d’eux, un peu intimidées, les filles du Herr bavardaient avec leur nourrice. Irmgard, la cadette, semblait partagée entre la joie et l’appréhension. Son père était de retour ! Mais deux ans, c’est une éternité dans la vie d’une enfant, et elle craignait de l’avoir oublié. Everard se mordillait la moustache, aussi inquiet que peut l’être un homme qui a géré les biens de son maître pendant deux longues années. Klaus, le maire du village, affichait une indifférence qui traduisait soit son innocence, soit la certitude d’avoir bien dissimulé ses turpitudes.
Max avait réparti ses seize hommes en deux rangées, et ils présentèrent les armes à grand bruit lorsque leur seigneur passa entre elles. Même Dietrich, qui avait pourtant assisté à des cérémonies plus élaborées, dans des villes bien plus grandioses, se sentit frémir à ce spectacle.
Le héraut mit pied à terre et planta la bannière de Hochwald – de vert, à un sanglier passant sous un chêne, figures propres. Manfred tira les rênes devant elle et son cheval se cabra. Les moissonneurs, qui avaient suivi le cortège, applaudirent cette démonstration d’art équestre, mais Theresia murmura :
— Oh ! la pauvre bête, elle a l’air épuisée.
Les hommes eux aussi semblaient avoir souffert. S’ils s’efforçaient tous de faire bonne figure, Dietrich devina qu’ils étaient arrivés à marche forcée. Ils avaient les yeux cernés et les vêtements déchirés. Leurs rangs s’étaient éclaircis, mais on y remarquait de nouvelles têtes – des soldats orphelins de leurs maîtres, ravis de s’être trouvé un nouveau protecteur. Si ravis, en fait, qu’ils n’avaient pas hésité à abandonner leur patrie.
Eugen, le jung-herr, mit pied à terre, chancela et s’accrocha à ses rênes pour ne pas tomber. Son cheval renâcla et frappa le sol, y arrachant une motte de terre. Puis Eugen alla saisir l’étrier de son seigneur et le tint pendant que celui-ci descendait de son palefroi.
Manfred mit un genou à terre devant Dietrich, qui lui posa la main gauche sur le front et, de la droite, fit le signe de croix au-dessus de lui, remerciant le Seigneur du retour des troupes. Tous les membres de l’assistance se signèrent et Manfred lui baisa les doigts.
— Je souhaite prier seul un moment, déclara-t-il en se levant.
Dietrich distingua autour de ses yeux de nouvelles rides, dans ses cheveux des filets plus gris que naguère. Le chagrin se lisait sur son visage long et maigre. Ces hommes ont connu de rudes et longues épreuves, se dit-il.
En se dirigeant vers l’église, le seigneur serra la main de son intendant et celle de Klaus, leur ordonnant à tous deux de se rendre au manoir le soir venu afin qu’il examine les comptes. Il embrassa ses filles avec effusion, ôtant ses gantelets pour leur caresser les cheveux. Kunigund, l’aînée, en gloussa de plaisir. À chacun de ceux qu’il saluait – prêtre, intendant, maire, fille –, le Herr consacrait un examen attentif ; pourtant, c’était lui dont on était resté sans nouvelles deux ans durant.
Il s’arrêta devant la porte de l’édifice.
— Cette chère vieille sainte Catherine, dit-il en effleurant les contours de la statue, laissant un doigt s’attarder sur son sourire triste. Il y a eu des moments, Dietrich, où j’ai bien cru ne jamais la revoir.
Après avoir jeté un regard intrigué à Joachim, il entra. Quant à ce qu’il dit au Seigneur, confession ou prière, jamais il ne devait en parler à quiconque.
Le Herrenhof, le manoir seigneurial, se dressait au sommet d’une colline, face à l’église sise du côté opposé de la vallée, si bien que seigneur et prêtre dominaient la contrée depuis leurs perchoirs respectifs, l’un veillant sur les corps et l’autre sur les âmes. Cette séparation des pouvoirs recelait d’autres symboles sous-jacents et causait de ces petits drames qui, à l’échelle des nations, font trembler trônes et cathédrales.