Sur sa crête, le Burg Hochwald gardait la route d’Oberreid. Il était entouré d’un mur d’enceinte qui abritait aussi la basse-cour seigneuriale, mais celui-ci, quoique renforcé de douves, n’avait aucune valeur militaire et ne servait qu’à empêcher les animaux domestiques de sortir et les bêtes sauvages d’entrer. Le Schildmauer, l’enceinte de la haute-cour, était bien plus redoutable. Derrière sa masse se dressait le Bergfried, autrement dit le donjon, où les seigneurs de la forêt se réfugiaient du temps où Vikings et Sarrasins ravageaient le pays, où l’on craignait en permanence une invasion de Magyars. Conçu pour la défense, le château, à l’instar de ses semblables, pouvait être tenu par une petite garnison ; mais il n’avait subi durant son histoire qu’un siège peu concluant. Aucune armée n’avait marché dans le Brisgau depuis que Louis le Bavarois avait battu Frédéric le Bel à Mühldorf ; le pont-levis était donc abaissé, la herse relevée et les sentinelles peu vigilantes.
La basse-cour, qui s’étendait sur un arpent et demi autour du manoir, se composait d’une laiterie, d’un pigeonnier, d’une bergerie, d’une malterie, d’une cuisine et d’une boulangerie, ainsi que d’une gigantesque grange de douze fenils où l’on entreposait les récoltes seigneuriales ; plus des étables et des écuries. Les latrines, un lieu des plus bruyants, étaient sises en retrait. Un peu plus loin, on trouvait une pommeraie, une vigne et un enclos réservé aux animaux qui s’étaient égarés sur les terres seigneuriales. Jadis, le manoir était capable de produire tout ce dont il avait besoin ; mais, aujourd’hui, nombre de ces installations étaient laissées à l’abandon. Pourquoi filer son propre tissu quand on pouvait l’acheter au marché de Fribourg ? En cette ère moderne, les colporteurs n’hésitaient pas à aller jusqu’au repaire de von Falkenstein dans l’espoir de faire affaire.
On ne voyait aucun serf dans les parages. Conformément à la coutume, la journée de moissons s’achevait par un dîner servi dans les champs, et nul seigneur ne pouvait exiger que le travail reprenne par la suite. Un bedeau suivant le cours des heures canoniales avec sa clepsydre ne serait jamais aussi précis qu’un serf. Il en allait autrement chez les vilains. En traversant le village, Dietrich avait remarqué qu’on s’activait encore à la lueur de la chandelle, dans les granges, les jardins ou les maisons. Mais celui qui travaille pour son propre compte ne mesure pas son temps, contrairement à celui qui trime pour un tiers.
En le voyant entrer dans la basse-cour, les oies se mirent à cacarder et à lui courir après tandis qu’il se dirigeait vers le Hof.
— À la Saint-Martin, vous finirez sur la table du Herr, les tança-t-il.
Mais cette menace fut sans effet et les volatiles l’escortèrent jusqu’aux portes du hall, annonçant son arrivée aux gardes. La vache de Franz Ambach, confisquée à son propriétaire après qu’elle eut divagué sur les terres du seigneur, attendait placidement que soit versée sa rançon.
Gunther, le majordome, conduisit Dietrich dans un petit scriptorium au fond du hall, où Herr Manfred écrivait assis à une table placée sous une meurtrière. Celle-ci laissait entrer le fumet du dîner, les cris des faucons survolant les remparts, le fracas du marteau du forgeron, la mélodie de l’angélus que scandaient les cloches de l’autre côté de la vallée et la lumière ambrée de cette fin d’après-midi. Le ciel virait à l’indigo, mais les nuages conservaient sur leur ventre un liseré orangé. Manfred était assis sur une chaise curule en bois de rose aux courbes élégantes, décorée de têtes d’animaux. Sa plume courait sur le papier.
Il leva les yeux à l’entrée de Dietrich, se repencha sur sa tâche puis, posant sa plume de côté, tendit sa feuille de papier à Max, qui se tenait un peu à l’écart.
— Demandez à Wilimer de faire des copies de ceci et de les faire parvenir à chacun de mes chevaliers.
Il attendit que Max soit sorti pour se tourner vers le pasteur. Ses lèvres esquissèrent un sourire.
— Vous êtes prompt, Dietrich. Une qualité que j’ai toujours admirée.
Il le louait en fait pour son obéissance, mais Dietrich s’abstint de le lui faire remarquer. Peut-être se trompait-il, et ni l’un ni l’autre ne souhaitaient mettre cette hypothèse à l’épreuve.
Manfred lui désigna une chaise à dossier droit et attendit qu’il y ait pris place.
— Qu’est ceci ? demanda-t-il lorsque le prêtre posa un pfennig devant lui.
— L’amende due par Ambach pour sa vache.
Manfred prit la pièce de monnaie et fixa Dietrich un instant avant de la poser sur un coin de table.
— J’aviserai Everard. Vous savez, si vous continuez à payer leurs amendes à leur place, ils ne craindront plus de se livrer à la délinquance.
Comme Dietrich ne disait rien, Manfred se tourna vers son coffre et en sortit une liasse de parchemins enveloppée de toile cirée et attachée par une ficelle.
— Tenez. Voici les derniers traités des scolastiques de Paris. Je les ai fait préparer par des copistes pendant que nous traînions en Picardie. La plupart d’entre eux sont directement copiés des manuscrits des maîtres, mais quelques-uns émanent des calculateurs de Merton qui vous intéressent tant. Ce sont bien entendu des copies de seconde main, introduites en France par des lettrés anglais.
Dietrich passa les parchemins en revue. Le commentaire de Buridan sur le Traité du ciel d’Aristote. Ses Questions sur le Huitième Livre de physique. De l’argent, un traité dû à un écolier nommé Oresme. Le Livre des calculs de Swineshead. Ces titres suffisaient à éveiller quantité de souvenirs et, l’espace d’un instant de chagrin poignant, Dietrich se remémora ses études à Paris. Les heures passées à boire de la bière et à parler de dialectique en compagnie de Buridan et d’Occam. Les grimaces de Pierre Auriol, que l’âge n’empêchait pas de s’emporter. Les séances de disputatio, où le maître répondait bravement aux questions lancées par l’assistance. Parfois, en entendant bruire les épicéas qui entouraient Oberhochwald, Dietrich croyait percevoir les voix des docteurs, des maîtres, des novices et des bacheliers, et il se demandait si sa quiétude n’était pas trop cher payée.
Il ne trouva sa voix qu’avec difficulté.
— Mein Herr, je ne sais comment…
Il se sentait pareil à l’âne de Buridan, ne sachant par quel manuscrit commencer.
— Vous savez comment me rembourser. En me faisant part de vos commentaires, s’ils vous semblent pertinents. Adaptés à un pauvre esprit comme le mien, bien entendu. Et il y a votre propre traité…
— Un simple abrégé.
— Votre abrégé, donc. Quand vous l’aurez terminé, je le ferai envoyer à Paris. À votre vieux maître.
— Jean Buridan, dit Dietrich par réflexe. À la Sorbonne.
Mais souhaitait-il vraiment se signaler à l’attention de Paris ?
— Bon, fit Manfred en joignant les mains sous le menton. Nous avons un franciscain parmi nous, à ce que j’ai vu.
Dietrich s’attendait à devoir aborder le sujet. Il reposa les manuscrits.
— Il s’appelle Joachim de Herbholzheim, il vient du couvent de Strasbourg et il est ici depuis trois mois.
Il attendit que Manfred lui demande pourquoi le moine avait renoncé à la grande ville d’Alsace, célèbre pour sa cathédrale, en faveur d’une paroisse perdue dans la forêt, mais le noble pencha la tête sur le côté, fit courir un doigt sur sa joue et dit :