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— Un von Herbholz ? Peut-être que je connais son père.

— Plus probablement son oncle. Son père est un cadet. Mais Joachim a renoncé à son héritage en faisant vœu de pauvreté.

Manfred esquissa un sourire en coin.

— Je me demande s’il y a renoncé plus vite que son oncle ne l’en a privé. Il ne risque pas de m’attirer des ennuis, au moins ? Je parle du moine, bien sûr, pas de l’oncle.

— Il faut vous attendre à ce qu’il vitupère contre les richesses et leur étalage.

Manfred renifla bruyamment.

— Qu’il essaie donc de protéger un domaine sans entretenir des gens d’armes.

Dietrich connaissait bien ce genre d’argument et, à en juger par la façon dont les yeux du seigneur se plissaient, celui-ci s’en souvenait parfaitement. Le tribut versé par les manants finançait bien plus que ses gens d’armes. C’était grâce à lui que le noble et les siens se payaient festins, ménestrels et vêtements de luxe. Soucieux de son rang, Manfred ne regardait pas à la dépense ; et, pour ce qui était de protéger ses sujets, ceux-ci avaient davantage besoin de lui à Falkenstein, à l’autre bout de la vallée, qu’à Mühldorf ou à Crécy.

— Je saurai lui tenir la bride, sire, déclara Dietrich au Herr de peur de ressusciter de vieilles querelles.

— Veillez-y. Je ne souhaite pas qu’un exalté se mette à poser des questions à tort et à travers et sème le trouble chez les gens. (Il marqua une pause et fixa Dietrich d’un air entendu.) Ni vous non plus, je pense.

Dietrich feignit d’avoir mal interprété cette remarque.

— Je m’efforce de ne pas troubler les gens, mais je ne puis m’empêcher de leur poser des questions de temps à autre.

Manfred le fixa un instant sans rien dire puis rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire, qu’il ponctua d’un coup de poing sur la table.

— Par mon honneur, comme votre esprit m’a manqué ces deux dernières années !

Recouvrant son sérieux, il sembla se perdre dans quelque vision intérieure. Ce fut dans un souffle qu’il ajouta :

— Oui, je serais prêt à le jurer devant Dieu.

— Cette guerre était donc si pénible ?

— Cette guerre ? Non, pas plus que les autres, si l’on excepte la mort stupide de Jean l’Aveugle. Je suppose que le récit vous en est parvenu.

— Il a foncé dans la mêlée lié à ses douze paladins. Qui n’a pas entendu cette histoire ? Voilà un aveugle fort imprudent, si vous voulez mon avis.

— La prudence n’a jamais été son fort. Tous ces Luxembourg sont déments.

— Son fils est roi de Germanie désormais.

— Oui, et aussi roi des Romains. Nous étions encore en Picardie lorsque la nouvelle nous est parvenue. Enfin, la moitié des électeurs l’avaient nommé antiroi du vivant de Louis, donc je ne pense pas qu’ils aient hésité longtemps une fois qu’il eut quitté ce monde. Pauvre vieux Louis – survivre à toutes ces guerres contre les Habsbourg et faire une chute de cheval lors d’une partie de chasse. Je suppose que le vieux Graf Rudolf – ou plutôt Frédéric – a prêté serment, ainsi que le duc Albert, ce qui règle définitivement la question. Savez-vous pourquoi Charles n’est pas mort avec son père à Crécy ?

— Je devine qu’il ne lui était pas nécessairement très lié.

Manfred ricana.

— Ou alors, le lien était lâche. Lorsque les chevaliers français ont chargé les archers anglais, Charles de Luxembourg a foncé de l’autre côté.

— C’est donc un sage ou un couard.

— De la couardise naît parfois la sagesse, répliqua le Herr. C’est à cause de tous ces livres, Dietrich. Ils arrachent l’homme au monde pour l’enfoncer dans sa propre tête, et celle-ci n’est peuplée que de spectres. On me dit que Charles est un homme instruit, le seul péché dont son père Louis était innocent.

Dietrich ne fit aucun commentaire. Les empereurs, comme les papes, étaient des hommes fort divers. Il se demanda ce qu’il allait advenir des franciscains réfugiés à Munich.

Manfred se leva et alla se planter devant la meurtrière. Dietrich le regarda essuyer la poussière d’un air distrait. La lumière vespérale baignait le visage du seigneur, le parant d’une nuance cramoisie. Au bout d’un temps, il reprit :

— Vous ne m’avez point demandé pourquoi j’avais mis deux ans à revenir.

— J’ai pensé que vous aviez rencontré des difficultés, dit Dietrich en pesant ses mots.

— Dites plutôt que vous m’avez cru mort, répliqua Manfred en s’écartant de la meurtrière. Ce qui est tout naturel quand on pense à tous ceux qui ont péri entre ici et la Picardie. La nuit tombe, ajouta-t-il en désignant le dehors d’un mouvement de la tête. Vous aurez besoin d’une torche pour rentrer.

Dietrich ne répondit pas et, au bout d’un moment, Manfred se remit à parler.

— Le royaume de France est en proie au chaos. Le roi a été blessé ; son frère tué. Le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le duc d’Alençon… Et cet idiot de roi de Bohême, comme je l’ai déjà dit… Tous morts. Les États généraux se sont réunis et ont blâmé Philippe VI pour cette défaite – sans parler de la mort de quatre mille chevaliers. Ils ont voté de nouveaux impôts, bien entendu, mais quinze deniers ne peuvent acheter ce qui naguère en coûtait trois. Nous avons failli ne pas revenir. Les chevaliers vendent leur lance à qui en a l’usage. J’ai été… tenté de renoncer à mes responsabilités pour saisir ma chance. Lorsque les princes désertent le champ de bataille, que les chevaliers servent leurs propres intérêts et que les barons détroussent les pèlerins, quelle est donc la valeur de l’honneur ?

— D’autant plus élevée que la denrée devient rare, j’imagine.

Manfred partit d’un rire dénué d’humour puis reprit sa contemplation du couchant.

— La peste est entrée dans Paris en juin dernier, dit-il dans un murmure.

— La peste ! répéta Dietrich en sursautant.

— Oui, fit Manfred en croisant les bras, ce qui le fit paraître plus petit. On dit que la moitié de la ville a péri, et je pense que c’est la vérité. Nous avons vu… des choses que nul homme ne devrait voir. Des cadavres pourrissant dans les rues. L’hospitalité refusée aux étrangers. Seigneurs et évêques prenant la fuite, laissant Paris se sortir d’affaire toute seule. Et les cloches ne cessant de sonner le glas, jusqu’à ce que le conseil leur ordonne de faire silence. Le pire, je pense, c’étaient les enfants – abandonnés par leurs parents, agonisant sans comprendre ce qui leur arrivait.

Dietrich se signa à trois reprises.

— Seigneur, ayez pitié d’eux. C’est donc aussi grave qu’en Italie ? Est-ce qu’on a emmuré des familles dans leurs maisons, comme les Visconti l’ont fait à Milan ? Non ? Alors il reste encore un peu de charité dans les cœurs.

— Ja. On m’a dit que les sœurs de l’Hôpital étaient restées à leur poste. Elles mouraient l’une après l’autre, mais d’autres sœurs prenaient leur place.

— Un miracle !

Manfred grogna.

— Les miracles que vous louez sont plutôt sinistres, mon ami. Les Anglais souffrent tout autant à Bordeaux. Et Avignon a été touchée dès le mois de mai, bien que le pire fût passé lorsque nous y avons séjourné. Ne vous inquiétez pas, Dietrich. Votre pape a survécu. Ses chirurgiens juifs lui ont ordonné de s’asseoir entre deux feux et jamais il n’est tombé malade. (Un temps.) J’ai rencontré là-bas un homme courageux. Peut-être l’homme le plus courageux que j’aie jamais vu. Guy de Chauliac. Le connaissez-vous ?

— Seulement de réputation. On dit que c’est le plus grand chirurgien de la chrétienté.

— Sans doute est-ce la vérité. C’est un colosse avec de grosses mains de paysan, qui parle avec une lenteur extrême. Si je l’avais croisé dans les champs, jamais je n’aurais cru que c’était un chirurgien. Après que Clément eut quitté la ville pour se réfugier dans sa résidence de campagne, Chauliac a tenu à rester – « pour éviter toute infamie », m’a-t-il dit, bien qu’il n’y ait pas de honte à fuir un tel ennemi. Il a fini par être frappé par la peste. Pendant qu’il gisait sur sa couche, en proie à la fièvre et à la douleur, il n’a cessé de décrire ses symptômes et de chercher à se soigner. Il a tout couché sur le papier, afin que quiconque reprenant ses travaux n’ignore rien du cours de la maladie. Il a incisé ses bubons et noté quelles étaient les suites. Il était… Il était pareil à un chevalier qui affronte l’ennemi sans fléchir, quoique souffrant de blessures atroces. Si seulement je pouvais trouver six compagnons d’armes doués d’un tel courage !