— Chauliac est donc trépassé ?
— Non, il a survécu, Dieu soit loué, mais on ne saurait dire quel traitement l’a sauvé – peut-être ne doit-il son salut qu’à un caprice divin.
Dietrich ne comprenait pas comment une maladie pouvait voyager ainsi. On avait déjà vu survenir la peste – dans l’enceinte d’une ville ou d’un château, au sein d’une armée –, mais jamais, depuis l’époque d’Eusèbe de Césarée, on ne l’avait vue ravager des nations entières. C’était comme si une créature invisible et maléfique rôdait sur la terre. Cela dit, les docteurs s’accordaient pour accuser le mauvais air. La mal odeur* – la maladie.
L’alignement des planètes avait causé des séismes en Italie, et des crevasses était issue une grande quantité d’air vicié, que les vents avaient dispersée en maints lieux. Nul ne savait quelle était l’étendue du mal, ni jusqu’où il se répandrait avant de perdre de sa force. Les habitants de diverses villes avaient tenté de l’anéantir par le bruit, notamment en faisant sonner les cloches des églises, mais en vain. Les voyageurs avaient suivi sa progression le long des côtes italiennes, puis jusqu’à Marseille. Et voilà qu’il frappait maintenant Avignon, et Paris, et Bordeaux.
— La peste nous a épargnés ! s’écria-t-il. Elle est allée vers l’est et vers le nord.
Dietrich avait honte de son allégresse. Ce qui le réjouissait, ce n’était pas que Paris ait été frappée, mais qu’Oberhochwald ne l’ait point été.
Manfred le regarda d’un air sinistre.
— Rien à signaler chez les Suisses, alors ? Max m’affirme que non, mais il y a plus d’une route pour nous relier à l’Italie depuis qu’ils ont jeté ce pont sur le col du Saint-Gothard. Durant notre périple, nous redoutions de vous trouver tous morts, nous pensions que la peste venue d’Avignon nous avait précédés.
— Peut-être sommes-nous trop haut pour être touchés par ce mal, hasarda Dietrich.
Manfred balaya cette observation d’un geste de la main.
— Je ne suis qu’un simple chevalier et je laisse aux érudits le soin de gloser sur la maladie. Mais, en France, j’ai parlé avec un Hospitalier venu de Rhodes, qui m’a affirmé que la peste était issue de Cathay et que les morts là-bas se comptaient par milliers. Elle est arrivée à Alexandrie, m’a-t-il dit, et ses frères ont d’abord cru que le jugement de Dieu avait frappé les Sarrasins.
— Si Dieu ravage la chrétienté en voulant anéantir les infidèles, c’est qu’il ne sait vraiment pas viser.
— On brûle des juifs un peu partout, de la Méditerranée jusqu’à nos contrées – sauf à Avignon, où votre pape les protège.
— Des juifs ? Mais c’est ridicule. Eux aussi meurent de la peste.
— C’est ce que dit Clément. J’ai une copie de sa bulle, que je me suis procurée à Avignon. Mais les juifs se déplacent dans toute l’Europe ; et la peste aussi. On raconte que ce sont les kabbalistes qui empoisonnent les puits, si bien que les juifs honnêtes ne savent peut-être rien.
Dietrich secoua la tête.
— La maladie est dans l’air, pas dans l’eau.
Manfred haussa les épaules.
— Chauliac dit la même chose, mais, dans son délire, il a écrit que c’étaient les rats qui apportaient la peste.
— Les rats ! répéta Dietrich en secouant la tête. Non, cela n’est pas possible. Les rats ont toujours existé et la peste est une chose nouvelle sur cette terre.
— Peut-être, fit Manfred. Mais en mai dernier, le roi Pierre IV a décrété un pogrom à Barcelone. C’est lui-même qui me l’a dit, car il était venu en France en quête de gloire sur le champ de bataille. Les Catalans étaient pris de folie, mais la milice a protégé le quartier juif. La reine Jeanne a voulu faire de même en Provence, mais le peuple s’est soulevé et a chassé les Napolitains. Et, le mois dernier, Humbert II a ordonné que tous les juifs du Dauphiné soient incarcérés. Pour les protéger de la foule, à mon avis ; mais Humbert est un lâche et peut-être cédera-t-il devant elle. (Manfred serra le poing.) Ainsi que vous le voyez, il n’y a pas eu que la guerre pour me retarder ces deux dernières années.
Dietrich avait peine à croire à tout cela.
— Les récits des pèlerins…
— … se déforment avec les lieues. Ja, ja. Peut-être qu’on n’a brûlé que deux juifs et que vingt habitants de Cathay à peine ont succombé à la peste ; mais je sais ce que j’ai vu à Paris, et je préférerais ne pas le revoir ici. Max me dit qu’il y a des braconniers dans mes forêts. S’ils apportent la peste avec eux, ils ne doivent pas s’approcher.
— Mais on n’apporte pas de l’air vicié avec soi, protesta Dietrich.
— Si le mal se répand aussi loin et aussi vite, c’est forcément pour une bonne raison. Certaines villes, je pense à Pise et aussi à Lucques, s’en sont préservées en refoulant les voyageurs, alors peut-être que ce sont eux qui le portent. Peut-être que le mal s’accroche à leurs habits. Peut-être qu’ils empoisonnent les puits.
— Le Seigneur nous commande d’offrir l’hospitalité aux affligés. Comptez-vous demander à Max de les chasser, au péril de notre âme ?
Manfred grimaça. Il ne cessait de tambouriner sur la table.
— Renseignez-vous, dans ce cas. Si ces braconniers sont en bonne santé, les contremaîtres les emploieront peut-être à la moisson. Un pfennig par jour, plus le dîner, et j’oublierai le gibier et les poissons qu’ils m’ont volés avant ce jour. Deux pfennigs, s’ils décident de se passer de dîner. Mais s’ils veulent un logis, c’est votre affaire. Vous pouvez monter un hôpital dans mes bois, mais pas un de ces gens n’entrera ni au manoir ni au village.
Le lendemain matin, Max et Dietrich partirent à la recherche des braconniers. Dietrich avait préparé deux mouchoirs parfumés pour filtrer la maladie, au cas où ils la rencontreraient, mais il faisait peu de cas de la théorie de Manfred, selon laquelle elle s’accrochait au tissu. Galien restait muet sur ce point ; Avicenne n’abordait pas davantage le sujet. Tout ce qu’on trouvait dans les vêtements, c’étaient des puces et des poux.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où les arbres gisaient comme de l’herbe fraîchement coupée, Max s’accroupit pour examiner un tronc.
— La sentinelle est partie dans cette direction, dit-il en tendant le bras. Derrière ce hêtre blanc. J’avais noté sa position la dernière fois.
Dietrich voyait quantité de hêtres blancs, tous identiques à ses yeux. Il décida de se fier au soldat et le suivit.
Mais Max n’avait fait que quelques pas dans les fourrés lorsqu’il s’arrêta devant la souche d’un grand chêne, sur laquelle reposait un paquet.
— Tiens. Qu’est-ce que c’est que ça ? De la nourriture volée aux moissonneurs, déclara-t-il en dénouant le mouchoir qui contenait sa découverte. Voici les pains que Becker prépare pour leur dîner – remarquez leur longueur peu ordinaire. Des navets et… et ça, qu’est-ce que c’est ? (Il renifla.) Ah ! Du chou avarié. Et un pot de fromage. (Il se retourna, brandissant un pain assez gros pour nourrir trois hommes.) Un repas copieux pour des paysans sans terre, non ?