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Prologue

Anton

Je sais où se trouve la route des étoiles. La porte qui donne sur elle s’est ouverte jadis, il y a très longtemps, dans un lieu lointain et improbable. Puis elle s’est refermée. Cette histoire raconte comment elle a pivoté sur ses gonds, et peut-être aussi ce qui en a découlé.

Sharon Nagy était physicienne et Tom Schwoerin cliologue, voyez-vous. Là était le cœur du problème. C’est ce qui a décidé du commencement, mais aussi de la fin, et de la plupart de ce qui est arrivé entre les deux.

Mais peut-être ne voyez-vous pas, car cela n’est pas facile. Apparemment, il y a un monde entre les schémas de peuplement médiévaux et la théorie des branes multiples. Un univers, même, et un seul point de tangence, le petit appartement de Philadelphie que partageaient Tom et Sharon. Une telle proximité ne pouvait qu’amener chacun d’eux à en apprendre un peu sur le travail de l’autre, et ce fut là le pivot sur lequel s’appuya leur révolution.

Mais je ne suis intervenu qu’à la fin, et de façon fort accessoire, aussi vaut-il mieux, peut-être, laisser l’histoire se raconter elle-même.

I

Août 1348

Commémoraison de Sixte II et de ses compagnons, matines

Dietrich se réveilla avec au cœur une impression de malaise, comme une voix de basse montant d’un chœur enténébré. Ouvrant les yeux, il fouilla vivement la pièce du regard. Une chandelle crachotant sur son bougeoir projetait des ombres mouvantes sur la table et la bassine, le prie-dieu et le psautier, et on eût dit que le Christ se convulsait pour s’arracher à sa croix. Dans les coins et les recoins, les ombres se gonflaient d’imposants secrets. À l’est, derrière la fenêtre, un éclat rouge terne, aussi tranchant que le fil du couteau sur la gorge, enluminait la crête du Katharinaberg.

Il respira lentement pour se calmer. De toute façon, à en juger par la chandelle, c’était l’heure des matines ; repoussant la couverture, il troqua sa chemise de nuit contre sa soutane. Ses bras se couvrirent de chair de poule et ses cheveux se dressèrent sur sa nuque. Dietrich frissonna et se prit à bras-le-corps. Il va se passer quelque chose aujourd’hui.

Près de la fenêtre se trouvait une petite table en bois où étaient posés un bol et une aiguière en forme de coq. Celle-ci était en cuivre repoussé, ornée de plumes que l’artisan avait façonnées avec dextérité. Lorsqu’il l’inclina, l’eau coula du bec sur ses mains, et le bol la recueillit.

— Seigneur, purifie-moi de mes péchés, murmura-t-il.

Puis il plongea les deux mains dans le bol et s’aspergea le visage d’eau froide. Rien de tel qu’une bonne toilette pour chasser les terreurs nocturnes. Il rompit le pain de savon et se frictionna les mains et le visage. Il va se passer quelque chose aujourd’hui. Ach ! quelle prophétie était-ce là ? Il sourit de ses propres craintes.

En regardant par la fenêtre, il aperçut une lueur mouvante au pied de la colline. Elle ne cessait d’apparaître et de disparaître, se déplaçant légèrement lorsqu’elle était visible. Il plissa le front et s’interrogea sur sa nature. Serait-ce une salamandre ?

Non : c’était un forgeron. Dietrich ne prit conscience de sa tension qu’au moment où elle se dissipa. La forge était sise au pied de la colline, à côté de la maison du forgeron. Cette lueur n’était autre qu’une chandelle tenue par une personne qui faisait les cent pas, tel un fauve en cage.

Ah. Ainsi, Lorenz – ou son épouse – était également réveillé, également nerveux.

Dietrich voulut attraper l’aiguière pour se rincer les mains, et une aiguille se planta dans sa paume.

— Sancta Katherina !

Il recula d’un pas, faisant choir sur le sol le bol et l’aiguière, et l’eau savonneuse se répandit entre les dalles. Cherchant une plaie sur sa main, il n’en trouva aucune. Puis, après avoir hésité un instant, il se mit à genoux et ramassa l’aiguière, la manipulant avec précaution de crainte d’être mordu une nouvelle fois.

— Tu es un coq bien hardi, de vouloir me piquer ainsi.

Indifférent à cette admonestation, l’animal fut reposé en place.

Alors qu’il s’essuyait les mains, Dietrich remarqua que ses poils se hérissaient, comme ceux d’un chien hargneux. En lui, la curiosité le disputait à l’angoisse. Il releva la manche de sa soutane et constata que le phénomène s’étendait à son bras tout entier. Cela lui évoqua un lointain souvenir, sans qu’il parvienne à préciser lequel.

Se rappelant ses devoirs, il chassa cette énigme de son esprit et se dirigea vers le prie-dieu, près duquel la chandelle se mourait en crachotant. Il s’agenouilla, se signa et, joignant les mains, fixa la croix de fer accrochée au mur. C’était Lorenz, ce même forgeron faisant les cent pas au pied de la colline, qui avait fabriqué cet objet sacré à partir d’un assortiment de clous et de pointes, et, bien qu’il ne ressemblât guère à un crucifix, il incitait le regard à voir en lui un homme sur une croix. Récupérant son bréviaire sur l’étagère du prie-dieu, il l’ouvrit à la page idoine, qu’il avait marquée la veille avec un ruban.

— Même vos cheveux sont tous comptés, lut-il, entamant la prière des matines. Soyez sans crainte, vous valez mieux que tous les moineaux[1].

Pourquoi cette prière-ci en ce jour-ci ? Elle était bien trop appropriée. Il jeta un nouveau coup d’œil au dos de sa main, où les poils demeuraient hérissés. Un signe ? Mais un signe de quoi ?

— Que les fidèles exultent en rendant gloire, que sur leurs nattes ils crient de joie[2], enchaîna-t-il. Donne-nous la joie de communier avec Sixte et ses compagnons dans une béatitude éternelle. Ainsi nous Te prions, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Amen.

Évidemment. On fêtait aujourd’hui le pape Sixte II, de sorte que la prière pour les martyrs s’imposait d’elle-même. Toujours à genoux, il médita en silence sur la résolution de cet homme, inébranlable face à la mort. Un homme d’un tel cœur qu’on se souvenait encore de lui onze siècles après sa mort – décapité alors même qu’il célébrait la messe. Sur la tombe de Sixte, que Dietrich avait eu l’occasion de voir au cimetière de Calliste, le pape Damase Ier avait par la suite fait graver un poème ; et, bien que sa qualité ne fut pas digne de ce saint homme, il racontait son histoire de façon satisfaisante.

Nous avions des papes d’une autre trempe en ce temps-là, se dit Dietrich, qui se morigéna aussitôt. Qui était-il pour juger son prochain ? L’Église d’aujourd’hui, quand elle n’était pas persécutée par des souverains soi-disant chrétiens, était devenue le jouet du royaume de France. Son asservissement constituait une forme de persécution des plus subtiles, aussi devait-elle faire preuve d’un courage qui ne l’était pas moins. Si les Français n’avaient pas tué Boniface, là où les Romains avaient martyrisé Sixte, le pape n’avait cependant pas survécu à sa gifle.

Boniface VIII était un homme bouffi de morgue et d’arrogance, sans un seul ami en ce bas monde ; mais n’était-il pas aussi un martyr ? Mais si Boniface était mort, ce n’était pas pour avoir proclamé la Bonne Parole, mais pour avoir rédigé la bulle Unam sanctam, déchaînant l’ire de Philippe le Bel et de sa cour, alors que Sixte était un homme de Dieu dans un âge païen.

Dietrich jeta un vif regard par-dessus son épaule, puis s’en voulut de son agitation. Craignait-il lui aussi qu’on vienne l’appréhender ? Cette supposition n’avait rien de déraisonnable. Mais pour quelle raison le margrave Frédéric le ferait-il arrêter ?

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1

Luc, 12.7, traduction œcuménique de la Bible, comme pour tous les passages cités dans ce livre. (N.d.T.)

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2

Psaume 149-5. (N.d.T.)