Выбрать главу

Max s’esclaffa.

— Ragots de villageois ! Mes parents étaient forestiers. Vous l’avais-je déjà dit, pasteur ? Ils coupaient du bois pour le vendre aux charbonniers. Nous achetions le grain aux paysans de la vallée, mais les fruits et la viande nous venaient de la forêt. C’était une vie paisible, personne ne venait jamais nous tourmenter, sauf ce jour où une troupe de Savoyards a voulu régler quelque querelle.

Il s’abîma un moment dans ses pensées puis reboucha son outre.

— C’est à ce moment-là que je suis parti. Vous savez comment sont les jeunes hommes. Je me demandais à quoi ressemblait le monde hors de la forêt et les Savoyards avaient besoin d’un guide. Alors je les ai accompagnés pour leur montrer la route de… de leur destination. J’ai oublié ce que c’était. Ils disputaient aux Visconti quelques terres sans valeur du côté du Piémont. Je suis resté avec eux, j’ai appris le maniement des armes et je me suis battu contre les Milanais.

Il prit l’outre que lui tendait Dietrich et la remplit à son tour.

— Je me suis aperçu que j’aimais ça, dit-il en la lui rendant. Je ne sais pas si vous pourriez comprendre cela, pasteur. Cette joie qui vous envahit quand succombe l’adversaire. C’est… c’est comme quand on possède une femme, et vous ne pouvez comprendre cela non plus, je suppose. Entendons-nous bien : jamais je n’ai tué un homme qui n’avait point levé son épée sur moi. Je ne suis pas un assassin. Mais vous savez maintenant pourquoi je ne puis revenir en arrière. Vivre dans les Alpes quand on a vu ce que j’ai vu, vivre dans un endroit pareil…

Il embrassa d’un geste le paysage environnant.

Hilde le fixait avec une étrange intensité.

— Quel genre d’homme aime tuer ?

— Un homme vivant.

Le prêtre et la femme du meunier accueillirent cette réponse par un silence total et, pendant le moment qu’il dura, ils entendirent au sein des stridulations des sauterelles le fracas régulier d’un marteau dans le lointain. Max tendit le cou.

— Par là. C’est tout près. Avancez en silence. Le bruit porte loin en forêt.

Comme ils approchaient de la source du bruit, Dietrich entendit résonner un chœur arythmique qui n’était pas pour autant discordant. Des tambours, sans doute. Ou des crécelles. Et, sous-jacent à l’ensemble, des grincements et des cliquetis. Parmi tous ces sons, il y en avait un d’identifiable : le choc sourd d’une hache sur un arbre, ponctué par le fracas d’un tronc qui s’effondre.

— Nous ne pouvons pas tolérer cela, dit Max. Cette forêt appartient au Herr.

Faisant signe à ses compagnons de rester en retrait, il s’avança à pas de loup vers la rangée d’arbres poussant sur la crête vers laquelle ils se dirigeaient. Une fois parvenu à destination, il se raidit soudainement.

— Qu’y a-t-il ? demanda Dietrich, qui le suivait de près.

— Fuyez, pour le salut de votre âme ! s’écria Max en se retournant.

Mais Dietrich l’agrippa par sa manche et lui dit :

— Que…

Puis il vit à son tour.

On avait dégagé un vaste espace circulaire dans la forêt, comme si un géant y avait joué de la faux. Partout gisaient des arbres effondrés. Au centre de cet espace se dressait un édifice blanc, aussi grand qu’une grange à dîme, avec sur ses façades des portes grandes ouvertes. Une douzaine de créatures venaient d’interrompre leurs activités pour se tourner vers Max et Dietrich.

Ce n’étaient pas des paysans sans terre, vit-il.

Ce n’étaient même pas des hommes.

Grêles, dégingandés, désarticulés. Un corps festonné de lambeaux de tissu. Une peau grise mouchetée de taches vert pâle. Un torse glabre et tout en longueur, surmonté d’un visage inexpressif, vierge de nez comme d’oreilles, mais pourvu d’immenses yeux globuleux et dorés, avec autant de facettes qu’un diamant, qui voyaient tout sans regarder nulle part. Sur le front se dressaient des antennes frémissant comme épi au vent.

Seule leur bouche était expressive, qu’elle soit en mouvement, ouverte et au repos, ou bien close et crispée. Leurs lèvres molles et moites étaient fourchues aux commissures, si bien qu’elles dessinaient à la fois un sourire et un rictus. Dans leurs replis se nichaient des excroissances cornues, et il en sortait un bruit saccadé ressemblant aux lointaines stridulations des sauterelles.

L’une de ces créatures était soutenue par deux de ses semblables. Elle ouvrit la bouche comme pour parler ; ce ne furent pas des mots qui en sortirent, mais un pus jaune qui goutta de son menton. Dietrich avait envie de hurler, mais sa gorge était nouée par l’effroi. Il repensa aux cauchemars de son enfance, où les grandes gargouilles de la cathédrale de Cologne prenaient vie à la nuit tombée pour venir l’arracher au lit de sa mère. Il se retourna pour fuir, mais découvrit que deux créatures venaient d’apparaître derrière lui. Il sentit l’odeur âcre de l’urine et son cœur se mit à cogner comme les marteaux à bascule de Schmidmühlen. Étaient-ce ces monstres qui répandaient la peste ?

— Sainte Marie, mère de Dieu, répétait Max dans un murmure.

On n’entendait que le son de sa voix. Les oiseaux s’étaient tus, à peine si le vent susurrait. La forêt les invitait à se réfugier au sein de ses fougères et de ses recoins. S’il prenait la fuite, il ne manquerait pas de s’y perdre – mais un tel sort n’était-il pas préférable à la perte de son âme pour toute l’éternité ?

Toutefois, lui seul était en mesure de protéger ses deux compagnons, car lui seul avait été ordonné prêtre et avait le pouvoir de chasser les démons. Du coin de l’œil, il vit les doigts de Max paralysés sur la poignée de sa dague.

La main droite de Dietrich s’éleva lentement vers son torse et se referma sur son crucifix, le brandissant ainsi qu’un bouclier. En guise de réaction, l’un des démons fit mine de porter une main à la bourse passée à sa ceinture… mais son compagnon l’empêcha d’achever son geste. La main en question comptait six doigts, constata Dietrich, un nombre qui n’était guère rassurant. Il tenta d’entamer le rituel d’exorcisme – Moi, prêtre de Jésus-Christ, je vous abjure, esprits impies… – mais sa gorge demeura obstinément sèche.

Un bourdonnement suraigu perça l’air et toutes les têtes se tournèrent vers la grange, d’où émergeait une nouvelle créature, un nain pourvu d’un crâne d’une taille disproportionnée. Elle se mit à courir dans leur direction et l’un des démons, poussant un cri qui tenait du claquement et du ululement, se mit à courir derrière elle. Pour quoi faire ? Pour venir nous arracher l’âme du corps ?

La scène sur la crête s’anima alors.

Dietrich poussa un cri.

Max sortit sa dague du fourreau.

Le démon planté derrière eux sortit de sa bourse un étrange tuyau rutilant et le pointa sur eux.

Et Hildegarde Müller se mit à dévaler le coteau vers les démons en contrebas.

Elle interrompit sa course à un moment donné pour se retourner vers Dietrich et croiser son regard. Elle ouvrit la bouche comme pour parler puis se ravisa et, redressant les épaules, se mit à courir de plus belle. Si étrange que cela parût, les démons s’écartèrent de son passage.

Dietrich maîtrisa sa peur et observa la suite des événements avec une terrifiante concentration. Seigneur, accordez-moi la grâce de comprendre ! Tant de choses semblaient dépendre de son intelligence.

Hildegarde fit halte devant le démon crachant son pus et lui tendit les mains. Elle serra les poings, réprima un mouvement de recul. Et le démon tomba dans ses bras et défaillit sur son sein.

Laissant échapper un petit cri de fausset, elle tomba à genoux dans la poussière, les cendres et les copeaux, et berça la créature sur son giron. Du fluide vert-jaune qui tachait ses vêtements émanait une puanteur douceâtre.