La collection médiévale de la bibliothèque du Teliow Memorial était née d’un modeste patrimoine, abrité dans une galerie conçue pour évoquer un hall du Moyen Âge. On y trouvait quelques pièces de valeur : triptyques, tables d’autel, et cœtera. Mais aussi des bibles, des psautiers et autres incunables, des rouleaux de comptes et des cartulaires, des registres et des titres de propriété, des livres comptables et des factures… bref, le matériau brut de l’histoire. Des sources primaires achetées aux enchères, obtenues par legs ou cédées par des donateurs en quête d’avantages fiscaux, jamais cataloguées ni publiées, grossièrement rangées dans des dossiers, parfois entassées dans des cartons et attendant un chercheur suffisamment motivé pour les débroussailler. C’était Tom qu’elles guettaient, et elles le capturèrent corps et biens.
Tom s’était préparé une liste. Quoique peu méthodique, il avait trop d’expérience pour plonger la tête la première dans des eaux attendant encore un cartographe. Il ne savait pas ce qu’il cherchait, mais il en avait une vague idée, ce qui l’avançait déjà beaucoup. Il examina donc le contenu de chaque carton, mettant de côté certains documents en vue d’une étude plus approfondie. Ce faisant, il accumula une série de points relevant du trivium et du quadrivium, car il était de ces hommes qui finissent toujours par trouver quelque chose, même si ce n’est pas ce qu’ils cherchent. Les heures passèrent et, au-dehors, les ombres s’allongèrent.
Parmi toute l’ivraie qu’il avait remuée se trouvait un unique bon grain : dans l’index relatif à une série de procès épiscopaux du XVIIe siècle figurait une note précisant que « de rerum Eifelheimensis, la validité du baptême du dénommé Johannes Sterne, voyageur, avait été contestée du fait de la mort par pestilence de tous les participants ». Cet index avait été compilé à partir d’un index antérieur, datant du XVe siècle, lequel faisait référence à un document du XIVe siècle hélas égaré.
Comme piste, ce n’était pas très chaud.
Il ferma les yeux, se frotta le front et envisagea de rendre les armes. Et peut-être que les choses se seraient arrêtées là s’il n’avait pas soudain entendu une voix.
— Vous savez, docteur Schwoerin, ce n’est pas souvent qu’on a de la visite ici.
Paul sur le chemin de Damas n’aurait pas été plus surpris. La bibliothécaire, qui n’avait cessé de manutentionner des cartons dans la discrétion, se tenait devant lui, avec le dernier en date calé sur sa hanche. C’était une femme aux traits fins, vêtue d’une robe en tissu imprimé et portant des lunettes totalement anodines. Ses cheveux étaient noués en chignon sur son crâne.
Lieber Gott*, songea Tom. Un archétype !
— Je vous demande pardon ? demanda-t-il à voix haute.
La bibliothécaire rougit.
— En général, les chercheurs nous transmettent leurs requêtes par téléphone. On passe le document au scanner pour l’envoyer attaché à un courriel, on facture le coût à la compta, et le tour est joué. Un boulot terriblement solitaire par moments, surtout la nuit où on passe son temps à attendre les requêtes venant d’Europe. Je m’efforce de lire tout ce que je scanne, et j’ai mes propres recherches à faire, bien sûr. Ça aide.
Et voici notre charnière. Une bibliothécaire esseulée qui avait envie de parler un peu, un cliologue esseulé cherchant à oublier ses recherches infructueuses. Sans ce concours de circonstances, ces deux-là n’auraient jamais échangé un seul mot de toute la soirée.
— J’avais besoin de sortir de chez moi quelque temps, dit Tom.
— Oh ! fit la jeune femme. Je suis ravie de vous voir. J’ai suivi vos recherches.
Il est rare qu’un historien se découvre des groupies.
— Pourquoi diable avez-vous fait ça ? demanda Tom, surpris.
— J’ai entamé des études d’histoire analytique avec le docteur LaBret, de l’université du Massachusetts, mais j’ai été larguée par les cours de topologie différentielle ; alors je me suis orientée vers l’histoire narrative.
Tom se sentit dans la peau d’un biologiste moléculaire venant de tomber sur un spécialiste de la « philosophie naturelle ». L’histoire narrative n’était pas une science ; c’était de la littérature.
— Je n’ai pas oublié les migraines que je dois aux surfaces de catastrophe de Thom, hasarda-t-il. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous me mettez mal à l’aise.
Elle resta debout, le carton calé sur la hanche.
— Je ne voulais pas vous déranger. Mais il y a une question qui… (Elle hésita.) Oh ! c’est sans doute évident.
— Quoi donc ?
— Eh bien, vous faites des recherches sur un village nommé Eifelheim.
— Exact. Le site correspond à une lacune inexplicable dans une grille de Christaller.
S’il lui répondait dans ces termes, c’était délibéré de sa part. Il voulait tester ses connaissances et ses capacités.
Elle leva les sourcils.
— Un village définitivement abandonné ? dit-elle.
Tom acquiesça.
— Mais ce site devait présenter une affinité, car sinon il serait resté inoccupé, reprit-elle d’une voix songeuse. Peut-être se sont-ils installés à proximité… Non ? Voilà qui est étrange. Les mines étaient épuisées ? Les sources taries ?
Tom sourit, ravi de la voir manifester une telle intelligence, et aussi un tel intérêt. Il avait eu toutes les peines du monde à convaincre Sharon de la réalité du problème, et toutes les solutions qu’elle lui avaient proposées étaient triviales – la Peste noire, par exemple. Cette jeune femme en savait suffisamment pour suggérer des solutions locales.
Elle plissa le front une fois qu’il eut exposé son problème.
— Pourquoi n’avez-vous pas fait des recherches sur la période antérieure à la disparition du village ? Peut-être que ses habitants l’ont abandonné pour des raisons déjà anciennes.
Il tapa sur le carton qu’elle tenait.
— C’est pour ça que je suis ici ! Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces.
Elle baissa la tête comme pour encaisser le coup.
— Mais vous n’avez jamais cité le nom d’Oberhochwald, alors je…
— Oberhochwald ? (Il agita la tête en signe d’agacement.) Pourquoi Oberhochwald ?
— C’était l’appellation originelle d’Eifelheim.
— Hein ?
Il se leva d’un bond, renversant son siège. Celui-ci tomba à grand fracas et la bibliothécaire laissa choir son carton sous l’effet de la surprise, jonchant le sol de chemises et de feuillets. Elle porta une main à sa bouche, puis se baissa pour ramasser les papiers épars.
Tom la rejoignit en hâte.
— Ne vous occupez pas de ça, dit-il. C’est ma faute. Je vais les ramasser. Dites-moi tout ce que vous savez sur Oberhochwald.
Il l’agrippa par les épaules pour l’obliger à se redresser, surpris par sa petite taille. Il l’avait crue bien plus grande lorsqu’il était assis.
Elle se dégagea de son étreinte.
— Nous les ramasserons tous les deux, lui dit-elle.
Posant le carton sur le sol, elle se mit à quatre pattes. Tom s’agenouilla à ses côtés et lui tendit une chemise.
— Vous êtes sûre à propos d’Oberhochwald ?
Elle rangea trois chemises dans le carton puis se tourna vers lui, et il remarqua qu’elle avait de grands yeux marron.
— Vous voulez dire que vous ne le saviez pas ? Je l’ai découvert par hasard, mais je pensais que vous… Bref, ça date d’il y a un mois. L’un des moines de l’école de théologie m’a demandé de lui retrouver un manuscrit assez rare et de le scanner pour l’intégrer dans la base de données. Le nom d’Eifelheim a attiré mon attention, car j’avais déjà scanné plusieurs documents pour vous. Il était mentionné en passant dans un document ayant trait à Oberhochwald.