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Tom se figea, un paquet de chemises dans les mains.

— Quel était le contexte ?

— Je l’ignore. Je lis le latin, mais ce document était en allemand. Oh ! si j’avais su, je vous aurais aussitôt envoyé un courriel. Mais j’ai cru que…

Tom lui posa une main sur le bras.

— Vous n’avez rien fait de mal. Vous l’avez ici ? Le manuscrit que voulait voir ce moine ? Ça m’intéresse.

— L’original se trouve à Yale…

— Une copie me suffira.

— D’accord. J’allais vous poser la question. Nous avons conservé une copie du fichier pdf dans notre base de données et df_imaging vient ici une fois par mois pour mettre de l’ordre dans nos archives. Je peux vous le retrouver.

— Vous feriez ça ? Bitte sehr* ? Je veux dire : s’il vous plaît ? Je vais finir de ranger ce bazar.

Il glissa une main sous la table pour ramasser une autre chemise. Bon sang ! Un nouveau triomphe de la sérendipité ! Il posa deux nouvelles chemises sur celles qu’il avait déjà récupérées. Pas étonnant qu’il n’ait trouvé aucune référence à Eifelheim dans la période qui l’intéressait. Le village ne s’appelait pas encore ainsi. Il se tourna vers la bibliothécaire, qui avait regagné son bureau et pianotait sur son clavier.

— Entschuldigung*, lui dit-il.

Elle s’interrompit pour le fixer du regard.

— Je ne vous ai même pas demandé votre nom.

— Judy, lui dit-elle. Judy Cao.

— Merci, Judy Cao.

C’était un indice fort maigre, un fil des plus fragiles dépassant d’un vieil écheveau de faits. À un moment indéterminé du XIVe siècle, un franciscain errant nommé frère Joachim avait prêché un sermon sur « les sorciers d’Oberhochwald ». Le texte de ce sermon n’avait pas survécu, mais les talents oratoires de frère Joachim avaient marqué les esprits et on les commentait d’abondance dans un traité consacré aux homélies contre la sorcellerie et le satanisme. Un lecteur d’une époque ultérieure – le XVIe siècle, à en juger par la calligraphie – avait ajouté une mention marginale : Dieses Dorf heiβt jetzt Eifelheim. Ce village s’appelle aujourd’hui Eifelheim.

Ce qui signifiait…

Poussant un grognement, Tom reposa sur la table la sortie imprimante.

Judy Cao lui posa une main sur le bras.

— Qu’est-ce qui ne va pas, docteur Schwoerin ?

Tom tapa sur la feuille de papier.

— Il faut que je fouille à nouveau toutes les archives, dit-il en se passant une main dans les cheveux. Enfin… Povtorenia – mat’ uchemia*.

Il attira le carton contre lui. Judy Cao y pécha une chemise et, les yeux baissés, la tourna et la retourna dans ses mains.

— Je pourrais vous aider, suggéra-t-elle.

— Oh… (Il secoua la tête d’un air distrait.) Je ne peux pas vous demander une chose pareille.

— Je parle sérieusement, répliqua-t-elle en levant les yeux. En fait, je suis volontaire. Il y a toujours un creux après huit heures du soir. Les appels californiens s’espacent et ceux de Vienne et de Varsovie n’arrivent que plus tard. Côté maths, je ne peux rien faire, mais pour ce qui est des recherches et de la doc… Il faudra que je fouille dans tous ces cartons, bien entendu ; mais je peux aussi me balader sur la Toile.

— Je sais me servir d’un moteur de recherche, dit Tom.

— Sans vouloir vous insulter, docteur Schwoerin, personne ne fait ça aussi bien qu’un bibliothécaire. On trouve tant de données sur la Toile, si mal présentées – et parfois si sujettes à caution – que seul un expert peut y démêler le vrai du faux.

Grognement de Tom.

— Comme si je ne le savais pas ! Il suffit que je lance une recherche pour obtenir plusieurs milliers de sites, dont la plupart relèvent du Klimbim, et du diable si je comprends comment ils ont pu être référencés.

— La majorité de ces sites ne valent pas le papier dont ils se dispensent, approuva Judy. Une bonne moitié sont dus à des amateurs ou à des fêlés. Vous devez affiner vos critères. Je peux vous bricoler un ver qui ira renifler non seulement les références au terme Oberhochwald, mais aussi les mots clés associés à ce lieu. Comme par exemple…

— Johannes Sterne ? Ou la Trinité des Trinités ?

— Tout ce que vous voulez. Je peux programmer mon ver pour qu’il tienne compte du contexte – c’est le plus délicat – et ignore les articles non pertinents.

— D’accord, fit Tom. Vous m’avez convaincu. Je vous verserai un traitement grâce à ma bourse de recherche. Il n’aura rien de mirifique, mais il vous permettra de prétendre au titre d’assistante. Et votre nom sera cité au moment de la publication. (Il ramena sa chaise contre la table.) Je vous ouvrirai l’accès à CLIODEINOS pour que vous puissiez enregistrer vos résultats dans mon compte chaque fois que ce sera utile. En attendant, nous… Qu’est-ce qui ne va pas ?

Judy s’écarta de la table.

— Rien, dit-elle en détournant les yeux. Je pensais qu’on pourrait se retrouver ici à intervalles réguliers. Pour coordonner nos activités.

Tom agita la main.

— C’est plus facile sur la Toile. Il suffit d’avoir un modem et un téléphone intelligent.

— J’en ai un, lui dit-elle en tirant sur le fermoir de la chemise qu’elle tenait. Il est même plus intelligent que certaines personnes.

Tom éclata de rire, mais il n’avait pas compris la blague.

Les deux cartons posés sur la table leur fournissaient un point de départ qui en valait d’autres, aussi se les répartirent-ils pour les fouiller avec minutie, chemise après chemise. Tom lisait les mêmes textes pour la seconde fois, aussi s’ordonna-t-il de se concentrer. Comme il guettait le mot « Oberhochwald », ses yeux avaient tendance à s’arrêter sur tous les mots commençant par un O – voire un Q, et même un C. Les manuscrits qui défilaient devant lui étaient l’œuvre de mains fort diverses ; la plupart étaient rédigés en latin, mais il y en avait aussi en vieil allemand, et même en français et en italien. Un salmigondis de pièces dont les seuls points communs étaient les donateurs.

Trois heures plus tard, soit deux heures après que Judy eut fini son service, Tom, les yeux rougis et la cervelle en compote, n’avait qu’un seul et unique manuscrit à son tableau de chasse.

Idem pour Judy, qui était restée fidèle au poste.

Tom fut surpris de constater qu’elle savait le latin. Bizarre qu’une jeune femme originaire de l’Asie du Sud-Est s’intéresse à la culture et à l’histoire de l’Europe – encore que l’inverse l’aurait moins surpris. Donc, même si Tom apprit peu de choses sur Eifelheim cette nuit-là, on ne peut pas dire pour autant qu’il n’avait rien glané. En fait, il avait mal cerné les centres d’intérêt de Judy Cao.

« Moriuntur amici mei…»

Tom ferma les yeux pendant que Judy lisait à haute voix. Il procédait ainsi chaque fois qu’il souhaitait se concentrer sur ce qu’il entendait. En désactivant l’un de ses sens, il espérait augmenter l’acuité de l’autre. Cela dit, il n’était pas enclin à se boucher les oreilles lorsqu’il souhaitait examiner quelque chose de près.