— Dietrich… ? fit-il, sa voix tremblant sur la dernière syllabe.
— N’ayez pas peur, Joachim. Nous l’avons tous senti. Les bêtes aussi. Ce n’est qu’un phénomène naturel, un trouble dans l’air, comme un tonnerre muet.
Joachim secoua la tête, et une mèche noire lui tomba sur le front.
— Un tonnerre muet ?
— Je ne vois pas d’autre façon de le décrire. Comme un jeu d’orgue de basse qui ferait vibrer le verre.
Il fit part à Joachim du raisonnement qu’il avait développé à partir de sa soutane.
Le franciscain jeta un coup d’œil à Hildegarde, qui s’était attardée à l’entrée de l’église. Il se frictionna les bras sous sa robe et regarda à droite, puis à gauche.
— Non, cette angoisse, c’est la voix de Dieu qui nous appelle au repentir. Elle est trop terrible pour qu’il en soit autrement !
Il avait prononcé ces mots avec les accents d’un prédicateur, si bien qu’ils semblaient issus des statues qui les observaient depuis leurs niches.
Les prêches de Joachim se caractérisaient par l’emphase et la gesticulation, alors que les sermons raisonnés de Dietrich avaient souvent sur ses ouailles un effet soporifique. Il enviait parfois au moine ce talent pour exalter le cœur des hommes ; mais parfois seulement. Un cœur exalté est souvent capable du pire.
— Dieu peut très bien nous appeler par des moyens purement matériels, déclara-t-il à son cadet.
D’un geste plein de douceur, il l’amena à se retourner.
— Allez garnir l’autel. Prenez la nappe rouge. Aujourd’hui, nous célébrons des martyrs.
Un homme difficile à vivre, se dit Dietrich comme Joachim s’éloignait, et difficile à comprendre. Le jeune moine portait ses guenilles avec autant de fierté que le pape en Avignon sa couronne dorée. Les dissidents spirituels vantaient la pauvreté de Jésus et de Ses apôtres et vitupéraient contre la richesse du clergé ; toutefois, le Seigneur n’avait pas béni les pauvres, mais les pauvres en esprit – « Beati pauperes spiritu ». Une distinction des plus subtiles. Ainsi que l’avaient noté Augustin et Thomas d’Aquin, la pauvreté est un but trop facile à atteindre pour être récompensée par le paradis.
— Que fait-il ici ? demanda Hildegarde. Il n’est bon qu’à s’asseoir par terre, à mendier et à divaguer.
Dietrich ne répondit point. La présence de Joachim était due à certaines raisons. Des raisons coiffées de tiares et de couronnes de fer. Il le regrettait un peu, car le moine ne faisait pas grand-chose, excepté attirer l’attention. Mais le Seigneur avait dit : « J’étais un étranger, et vous m’avez recueilli[3] », et il n’était pas prévu d’exception à cette règle. Cesse de penser aux événements du monde par-delà ces bois, se rappela-t-il. Ils ne te concernent plus. Quant à savoir si le monde par-delà ces bois cesserait de penser à lui, c’était une autre hypothèse, bien plus hasardeuse.
Une fois dans le confessionnal, Hildegarde lui avoua toute une litanie de péchés véniels. Elle mouillait la farine sur les sacs de grains qu’on livrait à son époux, ce qui était le secret le moins bien gardé d’Oberhochwald, ou quasiment. Elle avait volé la broche de l’épouse de Bauer. Elle négligeait son vieux père, qui demeurait à Niederhochwald. Apparemment, elle était résolue à parcourir l’ensemble du Décalogue.
Mais c’était cette même pécheresse qui, deux ans auparavant, avait recueilli un misérable pèlerin en route pour l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Venu d’Hibernie, cette île au bord du monde, Brian O’Flainn avait traversé sans encombre des terres en plein tourment – car, cette année-là, le roi d’Angleterre avait massacré tous les chevaliers de France – pour se faire dépouiller par le seigneur de Falkenstein, la Roche-aux-Faucons. Hilde Müller avait recueilli le malheureux sous son toit, pansant ses plaies et ses ampoules, lui offrant des vêtements neufs que son époux n’avait cédés qu’à contrecœur, et l’avait vu repartir guéri et rassasié. De quoi faire pencher une balance dont un plateau était lourd de ladrerie, de jalousie et de cupidité.
Le péché est dans l’intention autant que dans l’acte. La litanie que récitait cette femme dessinait les contours du péché mortel dont ses médiocres transgressions n’étaient que les signes. On peut rendre une broche ou aller voir un parent ; mais si l’on ne cherche pas à soigner son âme, tout repentir – si sincère soit-il, du moins sur le moment – se flétrit comme la graine semée dans un sol ingrat.
— Et j’ai connu des hommes en dehors des liens sacrés du mariage.
Le voilà, le secret le moins bien gardé d’Oberhochwald. Hildegarde Müller traquait les hommes avec la même volonté froide que Herr Manfred mettait à traquer les cerfs et les sangliers, qui ornaient ensuite les murs de Hof Hochwald. Dietrich eut la soudaine et déconcertante vision de la salle des trophées qu’aurait pu se constituer Hildegarde.
Des trophées ? Ach ! C’était cela, son péché. L’orgueil et non la luxure. Longtemps après que la jouissance charnelle s’était estompée, le souvenir de la traque et de la capture du gibier réaffirmait sa capacité à toujours obtenir ce qu’elle désirait, où et quand elle le désirait. Quant à sa tendresse envers le pèlerin irlandais… ce n’était pas un paradoxe, mais une confirmation. Elle avait agi au vu et au su de tout le monde, afin que l’on puisse admirer sa générosité. Et cette litanie de péchés véniels était également une manifestation de son orgueil. Elle se vantait.
Pour chaque faiblesse, une force ; pour l’orgueil, l’humilité. Il allait lui infliger les pénitences convenues. Elle devrait restituer la broche, restaurer la farine, rendre visite à son père. Renoncer à l’adultère. Traiter les pèlerins, si humbles fussent-ils, avec la même charité qu’elle avait réservée au noble irlandais. Mais, afin d’apprendre l’humilité, elle devrait en outre récurer le sol pavé de la nef.
Et accomplir ces tâches en secret, de crainte qu’elle ne s’enorgueillisse aussi de ses pénitences.
Peu après, alors qu’il s’habillait pour la messe dans la sacristie, Dietrich se figea au moment de nouer le cordon autour de sa taille. Un bruit pareil à un bourdonnement étouffé parvenait à ses oreilles. Il se planta devant la fenêtre et vit dans le lointain des nuées de pouillots siffleurs et de geais des chênes, tournoyant au-dessus du point où il avait aperçu une pâle luminescence. Soit celle-ci avait disparu, soit le jour éclatant la rendait désormais imperceptible. Mais il y avait dans le paysage une indéfinissable étrangeté. Ce qu’il avait devant lui paraissait confiné, comme si la forêt avait été froissée et repliée sur elle-même.
Au pied de la colline de l’église s’agitait un groupe de personnes, aussi perturbées que les oiseaux dans le ciel. Devant la forge, Gregor et Theresia discutaient avec Lorenz. Ils avaient les cheveux en bataille, voire hérissés, et leurs vêtements étaient plaqués à leur peau, comme s’ils étaient tout mouillés. D’autres villageois étaient déjà levés, mais on n’apercevait aucun signe de l’activité coutumière. Le feu n’était pas allumé dans la forge, les moutons dans leur enclos bêlaient pour appeler les bergers. Le plumet de fumée qui montait d’ordinaire de la charbonnière installée dans la forêt brillait par son absence.
Le bourdonnement se faisait plus intense à mesure qu’on s’approchait de la vitre. En touchant celle-ci du bout du doigt, Dietrich la sentit vibrer. Surpris, il recula d’un pas.