Выбрать главу

Comme il se passait une main dans les cheveux, il eut l’impression de la plonger dans un nid de serpents. La cause de tous ces phénomènes gagnait en force, tel le fracas d’un cheval lancé au galop – une analogie tendant à prouver que la source de l’impetus se rapprochait. Un corps ne peut être en mouvement si une personne ne lui a pas communiqué un impetus, affirmait Buridan. Dietrich se renfrogna, troublé à cette idée. Quelque chose approchait.

Il s’écarta de la fenêtre pour continuer de s’habiller et s’immobilisa en posant une main sur la chasuble rouge.

L’ambre !

Il venait de se le rappeler. L’ambre – êlektron en grec – que l’on frottait sur une fourrure imprimait à celle-ci un impetus qui conduisait les poils à se hérisser comme le faisaient ses cheveux. Buridan en avait fait la démonstration à Paris, alors que Dietrich suivait son enseignement. Le maître était si ravi d’instruire son prochain qu’il avait renoncé à son doctorat, devenant grâce à ses honoraires une espèce d’oiseau rare : un lettré ignorant la misère. Dietrich le revoyait en esprit, frottant vigoureusement un bout d’ambre sur une peau de chat, souriant de toutes ses dents sans même s’en rendre compte.

Dietrich examina son reflet sur la vitre. Dieu frottait un bout d’ambre sur le monde. Cette idée l’excitait sans qu’il sache pourquoi, comme s’il était sur le point de découvrir une forme jusque-là jugée occulte. Le vertige le saisit, semblable à celui qu’il aurait éprouvé en haut du clocher. Dieu ne frottait pas le monde, bien entendu. Mais il se passait quelque chose évoquant l’effet de l’ambre sur une fourrure.

Dietrich alla sur le seuil de la sacristie, depuis lequel il observa le franciscain qui s’affairait à préparer l’autel. Joachim avait rabattu son capuchon et les boucles noires entourant sa tonsure dansaient au rythme du même impetus invisible. Il se déplaçait avec cette grâce et cette souplesse qui sont l’apanage de la noblesse. Jamais il n’avait connu la hutte d’un vilain, ni les libertés d’une ville franche. On ne manquait pas de s’étonner lorsqu’un homme tel que lui, héritier présomptif de quelque fief d’importance, vouait sa vie à la pauvreté. Joachim se tourna légèrement et la lumière de la claire-voie sculpta ses traits fins, presque féminins, que gâchaient des sourcils broussailleux se rejoignant sur la glabelle. Pour ceux qui se souciaient de la beauté des hommes, Joachim était sans doute très avenant.

Joachim et Dietrich échangèrent un regard bref mais intense, puis le moine se tourna vers la crédence afin d’y attraper deux cierges utilisés pour la messe basse. Comme les mains du franciscain effleuraient les flambeaux de cuivre, des étincelles en jaillirent et dansèrent sur ses doigts.

Joachim sursauta et leva le bras.

— C’est Dieu qui maudit ces richesses !

Dietrich le rejoignit et lui enserra le poignet.

— Soyez raisonnable, Joachim. Cela fait des années que je possède ces flambeaux, et jamais ils n’ont mordu personne. S’ils déplaisent tant au Seigneur, pourquoi attendre aujourd’hui pour le montrer ?

— Parce que Dieu a fini par perdre patience, parce que Son Église s’est donnée à Mammon.

— À Mammon ?

D’un geste, Dietrich embrassa l’église de bois. Sur les poutres et les solives, des visages grimaçants les contemplaient. Sur les fenêtres en ogive, des saints filiformes en verre coloré leur adressaient sourires et rictus, quand ils ne levaient pas la main pour les bénir.

— Nous ne sommes pas à Avignon, conclut-il.

Il fixa les flambeaux en métal ouvragé : le chrisme et le pélican. Il tendit vers eux un index hésitant. Lorsqu’il ne fut plus qu’à un pouce de la base du premier flambeau, on entendit un claquement et une étincelle apparut dans l’espace qui les séparait. Bien qu’il s’attendît à ce qui allait se passer, il sursauta aussi vivement que l’avait fait Joachim. On eût dit qu’on lui avait percé le doigt avec une aiguille portée au rouge. Il le suçota pour apaiser sa douleur et se tourna vers le franciscain.

— Hum, fit-il, puis il examina son index. Une douleur fort infime, annonça-t-il, accrue par le seul effet de surprise.

Nettement plus vive, en fait, que celle que lui avait infligée l’aiguière. Signe que le responsable de l’impetus se rapprochait.

— Mais une douleur purement matérielle, enchaîna-t-il. Il y a quelques instants, je me suis rappelé un effet similaire, obtenu grâce à de l’ambre et à une peau de bête.

— Mais ces petits éclairs…

— Des éclairs, coupa Dietrich.

Il venait d’avoir une nouvelle idée. Il se frotta les doigts d’un air distrait.

— Joachim ! Et si cette essence était de la même espèce que la foudre ?

Un large sourire aux lèvres, il tendit à nouveau le doigt vers les flambeaux, y faisant à nouveau naître un arc. Du feu surgi de la terre ! Il éclata de rire et le franciscain s’écarta de lui.

— Imaginez une roue gainée de fourrure, se frottant à des plaques d’ambre, dit-il au moine. Nous pourrions avec elle engendrer cette essence, cette elektronikos, et, si nous apprenions à la contrôler, nous pourrions commander à la foudre elle-même !

Et la foudre frappa sans prévenir !

Dietrich sentit le feu le parcourir de part en part. Près de lui, le franciscain se cambra, les yeux exorbités et les lèvres retroussées. Des étincelles ne cessaient de jaillir entre les deux flambeaux.

Une vague de lumière déferla à travers les vitraux des fenêtres à ogive, bariolant d’arcs-en-ciel l’intérieur de l’église. Saints et prophètes étincelaient de toute leur gloire : la Vierge Marie, saint Léonard, sainte Catherine, sainte Marguerite, tous plus radieux les uns que les autres. La lumière issue de leurs formes transperçait la pénombre, mouchetant statues et colonnes d’or et de blanc, de rouge et de jaune, donnant l’impression qu’elles se mouvaient. Joachim tomba à genoux et courba la tête, se protégea les yeux des vitraux aveuglants. Dietrich s’agenouilla, lui aussi, mais ses yeux fouillaient tous les coins et les recoins de l’église, désireux de ne rien manquer de ce prodige.

Une avalanche de tonnerre ponctua ces éclairs ; puis les cloches se mirent à sonner, produisant une cacophonie sans rythme ni mélodie. Les poutres de l’église grincèrent et geignirent, et le vent s’engouffra dans les combles, ululant comme une bête sauvage. Les dragons et les griffons hurlèrent. Les nains sculptés gémirent. Les vitres criaillèrent et se fendirent en de multiples craquelures.

Puis, aussi soudainement qu’elle avait surgi, la lumière s’atténua, et le tonnerre et le vent s’estompèrent. Dietrich attendit un peu, mais plus rien ne se passa. Il inspira profondément et constata que son angoisse s’était également dissipée. Murmurant une brève action de grâces, il se releva. Il jeta un bref coup d’œil à Joachim, qui s’était roulé en boule sur le pavé, les bras enveloppés autour du crâne, puis se tourna vers la crédence et toucha l’un des flambeaux.

Rien ne se produisit.

Il considéra les vitres fendillées. Ce qui approchait était arrivé.

1

Aujourd’hui

Sharon

Durant le trimestre d’été, Sharon et Tom restaient tous deux chez eux pour effectuer leurs recherches. C’est aujourd’hui très facile, car nous avons le monde entier à portée de la main ; mais c’est parfois un piège, car ce que nous recherchons demeure hors de portée. Voici Tom, penché sur son ordinateur près de la fenêtre, occupé à traquer d’obscures références sur la Toile. Il tourne le dos au salon, et donc à Sharon.