Celle-ci est vautrée sur le sofa à l’autre bout de la pièce, un carnet de notes ouvert devant elle, entourée de feuillets roulés en boule et de tasses de tisane à moitié vides, concentrée sur des sujets connus des seuls spécialistes de la physique théorique. Si elle a les yeux tournés vers Tom, ils sont en fait fixés sur quelque vision intérieure, et, dans un certain sens, elle tourne aussi le dos à son compagnon. Sharon utilise également un ordinateur, mais c’est un modèle organique logé entre ses oreilles. Peut-être n’est-il pas connecté au monde extérieur et à ses réseaux, mais Sharon Nagy crée ses propres mondes, aussi étranges qu’inaccessibles, parmi lesquels il en est un qui se situe à l’extrême limite de la cosmologie.
Il n’est vraiment pas beau, ce monde-là. Sa géodésie est difforme et pervertie. L’espace et le temps y vrillent en de curieux vortex fractals, partant pour des directions innommées. Les dimensions y sont aussi mouvantes que du mercure – quand on les observe de biais, on jurerait qu’elles vont disparaître.
Et pourtant…
Et pourtant, elle sentait un ordre sous-jacent à ce chaos et elle le traquait à la façon d’un chat – avançant à pattes de velours en suivant des chemins détournés. Peut-être lui suffisait-il de trouver le bon angle de vue pour percevoir sa beauté. Considérez Quasimodo, ou la Belle et sa Bête.
— Merde !
Une voix étrangère pénétrait dans son monde. Elle entendit Tom taper sur son PC et ferma les yeux de toutes ses forces, s’efforçant à la surdité. Elle arrivait presque à le voir. Les équations l’orientaient vers des groupes de rotations multiples connectés par une méta-algèbre. Mais…
— Durák ! Bütnözö ! Jáki* ![4]
… Mais le monde se fractura en éclats kaléidoscopiques et, l’espace d’un instant, elle se sentit ployer sous le fardeau d’une incommensurable perte. Elle jeta son stylo sur la table basse, où il heurta en cliquetant les tasses de porcelaine blanche. De toute évidence, Dieu ne souhaitait pas qu’elle résolve trop vite la géométrie de l’espace de Janatpour. Elle décocha un regard noir à Tom, qui maugréait sur son clavier.
La vérité de Sharon Nagy transparaît dans ce détail anodin : elle utilise un stylo plutôt qu’un crayon. Cela dénote un certain orgueil.
— D’accord, fit-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as passé la journée à pester dans toutes les langues de la Création. Il y a quelque chose qui te tracasse. Ça m’empêche de travailler et, du coup, ça me tracasse aussi.
Tom fit pivoter sa chaise à roulettes pour lui faire face.
— CLIO refuse de me donner la bonne réponse !
Elle fit la moue.
— Eh bien, j’espère que la brutalité pourra la faire céder.
Il ouvrit la bouche, la referma et eut la bonne grâce de paraître gêné, car il était lui aussi détenteur d’une vérité. S’il existe bien deux sortes de personnes en ce monde, Tom Schwoerin fait partie de la seconde. Rares étaient les pensées qu’il gardait par-devers lui. C’était un homme qui ne savait pas se taire – en d’autres termes, ce n’était pas la moitié d’un son.
Il se fendit d’un rictus et croisa les bras.
— Je suis frustré, c’est tout.
Impossible d’en douter. La loquacité de Tom inspirait à Sharon le mépris de la fourmi pour la cigale. Elle était de ces personnes qui imposent le silence en déclarant : Ça va sans dire. Quoi qu’il en soit, la frustration de Tom n’était qu’un symptôme.
— Pourquoi es-tu frustré ?
— Eifelheim refuse de disparaître !
— Et pourquoi devrait-il disparaître ?
Il se mit à mouliner des bras.
— Parce qu’il n’est pas là !
Sharon, qui se préparait à énoncer un nouveau pourquoi, se massa l’arête du nez. Un peu de patience, et il finirait par être clair.
— D’accord, d’accord, concéda-t-il. Ça a l’air stupide, mais… Écoute, Eifelheim était un village de la Forêt-Noire qui fut abandonné sans jamais être repeuplé.
— Et alors ?
— Alors, il aurait dû l’être. J’ai fait tourner quarante simulations sur le schéma de peuplement du Schwarzwald et, à chaque fois, le site revient à la vie.
Sharon était indifférente à ce genre de problème. En tant qu’historien, Tom ne créait pas des mondes, il se contentait d’en découvrir ; il faisait bel et bien partie de la seconde sorte de gens. Sharon poussa un soupir en repensant à ses géodésies. Elles étaient presque sensées. Contrairement à Tom.
— Une simulation ? répéta-t-elle sèchement. Alors corrige ton modèle, bon sang. Tu as introduit une multicolinéarité dans tes définitions ou quelque chose comme ça.
Tom était toujours surpris par ses bouffées de colère. Là où il se limitait à de brefs éclats, Sharon pouvait entrer en éruption à la façon d’un volcan. La moitié du temps, il ne comprenait même pas pourquoi elle était en pétard contre lui ; l’autre moitié, il se trompait du tout au tout. Il la fixa un moment puis leva les yeux au ciel.
— Bien sûr. Je vais jeter aux orties la théorie Rosen-Zipf-Christaller. Une des pierres angulaires de la cliologie !
— Pourquoi pas ? rétorqua-t-elle. Dans les vraies sciences, c’est la théorie qui doit coller aux faits et non l’inverse.
Le visage de Tom vira à l’écarlate, car elle avait touché (et tout à fait sciemment) l’un de ses points sensibles.
— Vraiment, a cuisla* ? Vraiment ? N’est-ce pas Dirac qui a dit qu’il préférait que ses équations soient élégantes plutôt que pertinentes ? J’ai lu quelque part que la vitesse de la lumière mesurée semblait diminuer au fil des ans. Pourquoi ne pas renoncer à la théorie qui la prétend constante ?
Elle plissa le front.
— Ne sois pas ridicule.
Elle aussi avait ses points sensibles. Tom ignorait lesquels, mais il ne manquait jamais de les toucher.
— Ridicule, mon cul !
Il tapa une nouvelle fois sur son ordinateur, ce qui la fit sursauter. Puis il lui tourna le dos pour faire face à son écran. La querelle se poursuivit en silence.
Sharon était douée d’un talent fort rare, celui qui consiste à savoir s’extraire de soi-même, un talent précieux si l’on n’oublie pas de revenir en soi-même de temps à autre. Ils étaient ridicules tous les deux. Elle était furieuse d’avoir perdu le fil de ses pensées, Tom était furieux parce que sa simulation ne marchait pas. Jetant un regard à son travail en cours, elle se dit : Ce n’est pas en refusant de l’aider que je m’aiderai moi-même ; comme motivation d’un acte de charité, ce n’était pas grand-chose, mais c’était mieux que rien.
— Je te demande pardon.
Ils avaient prononcé ces mots presque en même temps. Elle leva les yeux, lui se retourna, et ils se regardèrent quelques instants, le temps de ratifier tacitement un armistice. Si elle voulait retrouver sa géodésie dans le calme, Sharon allait devoir écouter Tom ; aussi traversa-t-elle le salon pour se percher sur le coin de son bureau.
— Bon. Explique-moi. Qu’est-ce que c’est que cette théorie de Zip-Machinchose ?
En guise de réponse, il pianota sur son clavier avec le panache d’un virtuose et se déplaça pour lui permettre de regarder l’écran.
— Dis-moi ce que tu vois.
Poussant un petit soupir, Sharon se leva pour se planter à ses côtés, les bras croisés et la tête légèrement penchée. L’écran fichait un maillage d’hexagones, dont chacun contenait un point. Certains de ceux-ci étaient plus lumineux que les autres.
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Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont tels quels dans le texte.