— Eifelheim, c’est ça, annonça-t-il d’une voix lugubre.
— La petite ville qui n’était pas là, murmura-t-elle. Mais comment une ville inexistante peut-elle avoir un nom ?
— Tout comme ce village élamite en avait un. On trouve suffisamment de références dans diverses sources pour le localiser. Attendez*. (Nouvelle instruction.) La même région au début du Moyen Âge, reconstituée grâce à des photos de LANDSAT. (Il inclina la tête sur le côté.) C’est drôle, ma chérie*. De près, on ne voit strictement rien ; mais à plusieurs kilomètres d’altitude, les spectres des villages enfuis apparaissent avec netteté. (Il pointa l’index sur l’écran.) Voici Eifelheim.
Un point venait d’apparaître dans une alvéole naguère vide.
— Je ne vois pas où est le problème. Tu as découvert une nouvelle « cité perdue », comme à Sumer.
Mais Tom secoua la tête.
— Hélas non, dit-il sans quitter l’écran des yeux. Si un peuplement est abandonné, c’est parce que son affinité a chuté, ou parce que la technologie a altéré les distances effectives. La mine d’argent s’épuise, ou bien on construit une autoroute dessus. Ce n’est pas le cas ici. L’affinité aurait dû susciter la création d’une autre unité de peuplement quelque part dans cet hexagone, et ce en moins d’une génération. Tout comme, en Mésopotamie, Bagdad a suivi Séleucie du Tigre, qui avait elle-même succédé à Babylone, qui avait elle-même remplacé Akkad.
— Tes photos satellite t’ont-elles dit quand cet Eifelheim avait disparu ?
— À en juger par les modes d’exploitation du sol, je dirais au bas Moyen Âge, sans doute pendant la Peste noire. L’agriculture a changé après cette époque.
— Pas mal d’endroits ont été dépeuplés à ce moment-là, non ? J’ai lu quelque part que le tiers de la population européenne avait péri.
Elle était sûre d’avoir trouvé l’explication. D’avoir repéré un détail que Tom avait négligé. Il suffit de tout ignorer d’un domaine pour s’en croire un expert.
Tom n’était guère impressionné par cette percée.
— Ouais, fit-il d’un air machinal, sans compter le Moyen-Orient. Ibn Khaldun écrit… Enfin, bref, la population a mis deux cents ans à retrouver son niveau médiéval, mais tous les villages abandonnés durant l’épidémie ont fini par être repeuplés ou remplacés par de nouvelles unités situées à proximité. Você accredita agora* ? Des gens ont vécu là pendant plus de quatre cents ans, et puis… plus personne.
Elle frissonna. À l’entendre, il ne s’agissait pas d’un phénomène naturel.
— L’endroit est devenu tabou, poursuivit-il. En 1702, le duc de Villars a refusé de mener son armée par ce col afin de rejoindre ses alliés bavarois.
Tom ouvrit une chemise en carton posée sur son bureau et en sortit un feuillet qu’il lut à haute voix :
— Voici ce qu’il écrivit à l’électeur : « Cette vallée de Neustadt que vous me proposez. C’est le chemin qu’on appelle le val d’Enfer. Que Votre Altesse me pardonne l’expression ; je ne suis pas diable pour y passer* » Voici la route qu’il a refusé de prendre – celle du Höllental.
Du bout de l’index, il traça sur l’écran un itinéraire qui partait de Falkenstein pour gagner le pied du Feldberg, passant à proximité d’Eifelheim.
— En fait, il n’y avait même pas de route dans cette jungle jusqu’à ce que les Autrichiens en construisent une en 1770 – afin que Marie-Antoinette puisse gagner la France sans encombre, avec les conséquences que l’on sait. Et même après cela, il était déconseillé de passer par là. Lorsque Moreau battit en retraite dans cette vallée, il accomplit de telles prouesses qu’il fut presque accueilli en triomphateur une fois arrivé à bon port. Et j’ai ici… (Il fouilla de nouveau sa chemise.)… la copie d’une lettre rédigée par un voyageur anglais du nom de Hughes, qui déclare en 1900 : « J’ai poussé jusqu’à Himmelreich, de crainte que la nuit ne me surprenne sur la terre flétrie d’Eifelheim. » Il fait de l’ironie facile – un Édouardien un peu snob raillant les « pittoresques » légendes germaniques –, mais tu remarqueras qu’il ne tenait pas à s’attarder dans ce coin à la nuit tombée. Et Anton Zaengle – tu te souviens de lui – m’a envoyé une coupure de journal qui… Tiens, tu n’as qu’à la lire, dit-il en lui tendant la chemise. Vas-y. C’est le document du dessus.
Si un cosmologue apprend une chose dans sa vie, c’est que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin d’un point à un autre. En ouvrant la chemise, Sharon découvrit une page du Freiburger Wochenbericht accompagnée de sa traduction anglaise.
UN NOUVEAU LIEU DE CULTE POUR DRACULA
Fribourg-en-Brisgau. Bien que les autorités parlent d’un simple cas de superstition, des soldats américains en manœuvres dans notre région pensent avoir découvert la tombe du comte Dracula, à plusieurs centaines de kilomètres de la Transylvanie. Un porte-parole de la 3e Division d’infanterie de l’Armée américaine a reconnu que certains soldats avaient succombé à une sorte de culte ou de lubie, suite à la découverte d’une pierre tombale médiévale décorée par un visage démoniaque.
Cette tombe se trouve dans une partie de la Forêt-Noire appelée Eifelheim.
Il s’agit d’une région extrêmement touffue, et les soldats refusent de divulguer le lieu exact de leur découverte, affirmant qu’un afflux de touristes insulterait l’occupant de la sépulture. Cela convient parfaitement aux fermiers du coin, auquel cet endroit inspire une crainte superstitieuse.
Mgr Heinrich Lurm, porte-parole du diocèse de Fribourg-en-Brisgau, s’inquiète lui aussi d’une éventuelle profanation de ce cimetière, bien qu’il ait déjà plusieurs siècles d’existence. « On ne peut pas empêcher ces jeunes gens de croire ce que bon leur semble, je suppose », nous déclare-t-il. « Les faits sont toujours moins excitants que les fables. »
L’ecclésiastique ne croit pas à un lien entre la pierre tombale découverte par les soldats et les fameux Krenkl, les monstres volants bien connus du folklore local. « Après quelques siècles d’intempéries », précise-t-il, « mon propre visage aurait l’air bien piteux, lui aussi. Et si des soldats américains peuvent s’inventer des histoires à partir d’une tombe, des paysans de l’Allemagne médiévale en sont tout aussi capables. »
Sharon lui restitua la coupure de presse.
— Voilà la réponse. C’est un coup des Krenkl. L’équivalent local du Diable du New Jersey.
Il lui jeta un regard apitoyé.
— Sharon, nous parlons de la Forêt-Noire. L’endroit du globe où on trouve la plus forte concentration de démons, de spectres et de sorcières. Ces « Krenkl volants d’Eifelheim » sont à ranger avec le « Démon du Feldberg », le « Lutrin du diable », les sabbats de sorcières du mont Kandel, la grotte secrète de Tannhäuser, et cœtera. Non, Schatzi*. L’Histoire est la conséquence de forces matérielles et non de croyances mystiques. C’est l’abandon du village qui est à l’origine des légendes et non l’inverse. Les gens ne se réveillent pas un beau matin pour décider que le lieu où leur famille a vécu durant quatre siècles est soudain devenu verboten. Das ist Unsinn*.