— Eh bien… la Grande Peste…
Tom haussa les épaules.
— La Peste noire est une « cause commune ». Elle a affecté tous les villages. La réponse, quelle qu’elle soit, doit expliquer non seulement pourquoi Eifelheim a été abandonné pour toujours, mais aussi pourquoi il a été le seul village dans ce cas. (Il se frotta les yeux.) L’ennui, c’est qu’il n’existe aucune donnée. Nada. Nichts. Nichto. Nincs*. Quelques sources secondaires, mais rien qui soit contemporain des événements concernés. La plus ancienne des références que j’aie pu dénicher est un traité théologique sur la méditation, rédigé trois générations plus tard. C’est ce truc-là, conclut-il en désignant la chemise.
Sharon découvrit le scan d’un manuscrit en latin. La plus grande partie de la page était occupée par un D majuscule tarabiscoté reposant sur une treille, dont les pampres sinueux formaient un motif des plus complexes, qui se résolvait de temps à autre en feuilles et en grains, en triangles biscornus et autres figures géométriques. Une sensation de déjà-vu s’empara d’elle comme elle l’étudiait.
— Pas très joli, commenta-t-elle.
— Positivement hideux, renchérit Tom. Quant au contenu, c’est encore pire. Ça s’intitule « L’Accession à l’Autre Monde par la Quête intérieure ». Gottes Himmel*, je te jure que je n’invente rien. Une bouillie mystique parlant de « trinité des trinités » et affirmant que Dieu peut être partout en même temps, « y compris en des lieux et des temps que nous ne pouvons connaître qu’en regardant en nous-mêmes ». Mais… ! (Il leva l’index.) L’auteur admet devoir cette idée à – je cite – « Seybke, le vieux tailleur de pierre, dont le père connaissait personnellement le dernier pasteur ayant officié en ce lieu que nous appelons Eifelheim ». Fin de citation. (Il croisa les bras.) Ça, c’est de la documentation de première main, pas vrai ?
— Quelle étrange formulation : « ce lieu que nous appelons Eifelheim ».
Sharon avait l’impression que Tom se vantait autant qu’il se plaignait, comme s’il en était venu à aimer le mur de brique contre lequel il se cassait la tête. Rien d’étonnant à cela. Ils étaient faits de la même étoffe, tous les deux. Elle repensa aux interminables litanies de sa mère malade. Non qu’elle ait joui de ses souffrances, mais elle n’était pas peu fière du caractère insurmontable de son affection.
Sharon parcourut d’un œil distrait les sorties imprimante, cherchant un moyen de chasser Tom de l’appartement. Il tournait en rond et lui rendait la vie impossible. Elle lui tendit sa chemise.
— Ce dont tu as besoin, c’est de données supplémentaires.
— Bozhe moi*, Sharon. Ya nye durák* ! Comme si je ne le savais pas ! J’ai regardé partout. CLIO a déniché toutes les références à Eifelheim figurant sur Internet.
— Eh bien, on ne trouve pas tout sur le Net, rétorqua-t-elle. Les salles d’archives et les réserves des bibliothèques ne contiennent-elles pas quantité de vieux papiers que personne n’a jamais lus, encore moins scannés ? Je croyais que c’était ce que faisaient les historiens avant de découvrir l’ordinateur – fouiner dans des étagères poussiéreuses et envahies de toiles d’araignée.
— Euh… fit-il d’un air dubitatif. Tout document non mis en ligne peut être scanné sur simple demande…
— À condition que tu connaisses son existence. Et les éléments non catalogués ?
Tom plissa les lèvres et la fixa du regard. Il opina doucement.
— J’ai repéré quelques entrées marginales, admit-il. Elles ne me semblaient pas prometteuses sur le moment ; mais maintenant que j’y pense… Enfin, comme dit le proverbe : Cantabit vacuus coram latrone viator. (Sourire.) Le voyageur dont la bourse est vide chantera en passant devant le voleur, traduisit-il. Comme moi, il n’a rien à perdre.
Il se carra dans son siège et s’abîma dans la contemplation du plafond, tiraillant doucement sa lèvre inférieure. Sharon sourit dans son coin. Elle connaissait bien ce tic. Tom était pareil à une vieille moto. Il fallait parfois forcer sur le kick pour le faire démarrer.
Plus tard, après qu’il fut parti pour la bibliothèque, elle remarqua que l’écran de CLIO était toujours allumé et poussa un soupir exaspéré. Pourquoi n’éteignait-il jamais rien ? L’ordinateur, la lumière, la chaîne stéréo, la télé… Où qu’il aille, il laissait derrière lui un sillage d’appareils allumés.
Elle traversa le salon pour aller éteindre son PC, mais se figea le doigt sur le trackpad lorsqu’elle vit l’alvéole vide sur l’écran. Eifelheim… Un sinistre trou noir entouré d’une constellation de villages vivants. Un jour, il était sans doute arrivé quelque chose d’horrible. Quelque chose de si monstrueux que, sept siècles plus tard, les gens continuaient d’éviter cet endroit alors même qu’ils avaient oublié pourquoi.
Elle éteignit la bécane d’un geste brusque. Ne sois pas ridicule, se dit-elle. Mais cela l’amena à repenser à l’un des propos de Tom. Et, par contrecoup, à se demander : Et si… ? Et le monde ne fut plus jamais le même.
II
Août 1348
Commémoraison de Sixte II et de ses compagnons, prime
En sortant de l’église, Dietrich découvrit un Oberhochwald plongé dans la tourmente : toits de chaume emportés par le souffle ; volets à moitié arrachés à leurs gonds ; moutons courant et bêlant dans l’enclos près du portail de la pâture. Les femmes hurlaient ou étreignaient leurs enfants en pleurs. Planté sur le seuil de sa forge, Lorenz Schmidt serrait un marteau dans son poing, cherchant du regard un ennemi à affronter.
Dietrich huma l’odeur âcre et inquiétante de la fumée. Depuis l’extrémité du portique, d’où il avait vue sur la périphérie du village, il aperçut des toits de chaume en feu. Plus loin, de l’autre côté du grand pré, d’épais nuages noirs roulaient et bouillonnaient au-dessus de Grosswald, là où était apparu l’éclat lustré.
Gregor Mauer, qui était monté sur l’établi dans sa cour, poussa un cri et pointa le doigt sur le bassin de retenue. Ses fils Gregerl et Seybke partirent en courant, des seaux accrochés à leurs bras musclés. Theresia Gresch allait de maison en maison, encourageant les villageois à gagner le bief. De l’autre côté de la route d’Oberreid, la herse du château de Manfred se leva dans un cliquetis de chaînes, et une escouade d’hommes d’armes descendit de la colline en petites foulées.
— C’est la colère de l’enfer, dit Joachim.
Dietrich se retourna et vit le jeune homme encore étourdi, adossé au montant de porte. L’aigle de saint Jean flottait sur le bois à côté de lui, son bec et ses serres prêts à frapper. Dans ses yeux écarquillés se lisait un mélange de terreur et de satisfaction.
— C’est la foudre, répliqua Dietrich. Elle a mis le feu à quelques maisons.
— La foudre ? Alors qu’il n’y a pas un nuage dans le ciel ? Où est passée votre chère raison ?
— Dans ce cas, c’est le vent qui a renversé des lampes et des bougies !
À bout de patience, Dietrich empoigna le bras de l’autre et le poussa en direction du village.
— Vite ! Si l’incendie se propage, c’est toutes les maisons qui brûleront.
Puis, nouant les pans de son aube au-dessus de ses genoux, il rejoignit la petite foule qui courait vers le bassin.
Le franciscain s’était effondré avant d’atteindre la rue.