Выбрать главу

Je voulais déjà être journaliste à l'âge de Zoë. J'avais commencé à écrire dans l'hebdo de mon lycée. Je n'ai plus arrêté depuis. Je suis venue vivre à Paris à vingt ans et des poussières, après avoir obtenu mon diplôme de l'université de Boston, en littérature anglaise. Mon premier boulot était une place d'assistante dans un magazine de mode américain, mais j'ai vite laissé tomber. Je voulais quelque chose de plus consistant que la longueur des jupes ou les nouvelles tendances de la mode printemps-été.

Après cet épisode, j'ai pris le premier emploi qui se présentait. Je réécrivais des dépêches pour une chaîne de télévision américaine. Le salaire n'était pas extraordinaire, mais il suffisait à payer mon loyer dans le 18e arrondissement, un appartement que je partageais avec deux Français homosexuels, Hervé et Christophe, qui devinrent pour moi de véritables amis.

Je devais dîner avec eux cette semaine, rue Berthe, là où je vivais avant de rencontrer Bertrand. Il m'accompagnait rarement chez mes anciens colocataires. Je me demandais parfois quelle était la raison de ce désintérêt pour Hervé et Christophe. « Parce que ton cher époux, comme la plupart des bourgeois si bien élevés de ce pays, préfère la compagnie des femmes à celle des gays, cocotte ! » Mon amie Isabelle m'avait un jour dit cela de sa voix traînante où pointait toujours un rire léger et malicieux. Elle avait raison. Bertrand était définitivement un homme à femmes. « À fond », aurait dit Charla.

Hervé et Christophe vivaient toujours dans l'appartement que nous partagions à l'époque et avaient désormais transformé ma chambre en dressing. Christophe était une vraie fashion-victim, ce qu'il assumait complètement. Dîner avec eux était pour moi un plaisir. Il y avait toujours un mélange de gens intéressants – une mannequin célèbre, un chanteur, un écrivain polémique, un voisin gay plutôt mignon, un journaliste américain comme moi ou canadien, un jeune éditeur débutant… Hervé travaillait en tant qu'avocat pour une compagnie internationale. Christophe était musicien.

Ils étaient mes vrais amis, des amis très chers. J'avais d'autres amis à Paris – des expatriées américaines, Holly, Susannah et Jan, rencontrées par le magazine où je travaillais ou à l'école américaine où je mettais des petites annonces pour trouver une baby-sitter. Il y avait aussi quelques amies proches, comme Isabelle, rencontrée au cours de danse de Zoë, à la salle Pleyel. Mais Hervé et Christophe étaient les seuls que je pouvais appeler à une heure du matin quand je me sentais malheureuse à cause de Bertrand. C'étaient eux qui étaient venus à l'hôpital quand Zoë s'était brisé la cheville en tombant de sa trottinette. Eux qui n'oubliaient jamais mon anniversaire. Eux qui savaient quel film aller voir, quel disque acheter. Leurs dîners aux chandelles étaient toujours d'un raffinement exquis.

J'arrivai avec une bouteille de Champagne glacée. Christophe était encore sous la douche, me dit Hervé en m'ouvrant. Hervé, moustachu, cheveux noirs, la quarantaine svelte, était l'amabilité même. Il fumait comme un pompier. Personne n'avait jamais réussi à le convaincre d'arrêter. Alors nous avions fini par abandonner.

« Jolie veste », commenta-t-il, en posant sa cigarette pour ouvrir le Champagne.

Hervé et Christophe étaient toujours attentifs à ce que je portais, ne manquaient pas de remarquer si j'avais un nouveau parfum, un nouveau maquillage, une nouvelle coupe de cheveux. En leur compagnie, je ne me sentais jamais l'Américaine qui ferait des efforts surhumains pour atteindre les critères du chic parisien. Je me sentais moi-même. C'était ce que j'appréciais par-dessus tout avec eux.

« Ce bleu-vert va à ravir avec la couleur de tes yeux. Où l'as-tu acheté ?

— Chez H & M, rue de Rennes.

— Tu es superbe. Alors, comment ça se passe avec le nouvel appartement ? » demanda-t-il en me tendant un verre et un toast tiède au tarama.

« Avec tout ce qu'il y a à faire, il y en a pour des mois ! soupirai-je.

— Et j'imagine que ton architecte de mari est tout excité par la tâche ? »

J'acquiesçai du regard.

« Tu veux dire qu'il est infatigable.

— Ah, dit Hervé, et donc le parfait casse-couilles avec toi.

— Tu l'as dit », dis-je en avalant une gorgée de Champagne.

Hervé me regarda avec attention à travers ses petites lunettes sans monture. Ses yeux étaient gris pâle et ses cils ridiculement longs.

« Allez, Juju, dis-moi, tu es sûre que ça va ? »

Je lui fis un large sourire.

« Oui, Hervé, je vais très bien. »

Mais bien était l'adjectif le plus éloigné de mon état présent. Tout ce que je venais d'apprendre sur les événements de juillet 1942 m'avait rendue vulnérable en éveillant en moi quelque chose que j'avais toujours tu, et qui désormais me hantait et me pesait. J'avais porté ce poids constamment depuis le moment où j'avais commencé mes recherches sur le Vél d'Hiv.

« Tu n'as pas l'air dans ton assiette », dit Hervé, inquiet. Il vint s'asseoir à côté de moi et posa sa longue main blanche sur mon genou. « Je connais ce visage, Julia. C'est ta tête de fille triste. Maintenant dis-moi ce qui se passe. »

La seule façon qu'elle avait trouvée d'échapper à l'enfer qui l'environnait, c'était de mettre sa tête entre ses genoux en appuyant bien les mains sur ses oreilles. Elle se balançait d'avant en arrière, en pressant son visage contre ses jambes. Il fallait penser à de jolies choses, à toutes les jolies choses qu'elle aimait, à toutes les choses qui la rendaient heureuse, se souvenir de tous les moments magiques qu'elle avait connus. Sa mère qui l'emmenait chez le coiffeur et tous les compliments qu'on lui faisait sur l'épaisseur de ses cheveux et leur couleur de miel en lui assurant qu'elle en serait fière quand elle serait grande.

Les mains de son père qui travaillaient le cuir à l'atelier, des mains fortes et agiles. Elle admirait son talent. Son dixième anniversaire et la montre neuve dans sa belle boîte bleue avec le bracelet de cuir confectionné par son père, l'odeur puissante, enivrante du cuir et le tic-tac discret de la montre. Elle était fascinée par son cadeau. Oh, elle en avait été si fière. Mais Maman avait dit de ne pas la porter à l'école. Elle aurait pu la casser ou la perdre. Elle ne l'avait montrée qu'à sa meilleure amie, Armelle, qui en avait crevé de jalousie !

Où était Armelle à cet instant ? Elle vivait en bas de la rue, elles allaient à la même école. Mais Armelle avait quitté Paris au début des vacances scolaires. Elle était partie avec ses parents quelque part dans le Sud. Elle avait reçu une lettre et puis c'était tout. Armelle était une petite rousse très intelligente. Elle savait toutes ses tables de multiplication sur le bout des doigts et elle maîtrisait même les règles de grammaire les plus tordues.

Ce que la fillette admirait chez son amie, c'était qu'Armelle n'avait jamais peur. Même quand les sirènes d'alerte retentissaient pendant la classe, hurlant comme des loups déchaînés, Armelle gardait son calme alors que tout le monde sursautait. Elle prenait la main de son amie et l'emmenait dans la cave de l'école qui sentait le moisi, imperméable aux murmures effrayés des autres élèves et aux ordres que donnait Mlle Dixsaut d'une voix tremblante. Ensuite, elles se blottissaient l'une contre l'autre, épaule contre épaule, dans l'humidité et l'obscurité qu'éclairait à peine la lumière vacillante des bougies, pendant ce qui leur semblait des heures. Elles écoutaient le vrombissement des avions au-dessus de leurs têtes, tandis que Mlle Dixsaut leur lisait Jean de La Fontaine ou Molière en essayant de dissimuler le tremblement de ses mains. Regarde ses mains, gloussait Armelle, elle a peur, elle peut à peine lire, regarde. Et la fillette interrogeait son amie du regard et murmurait : tu n'as pas peur, toi ? Même pas un petit peu ? La réponse commençait par une ondulation de boucles rousses. Moi ? Non. Je n'ai pas peur. Parfois, quand le vrombissement des avions faisait vibrer le sol crasseux de la cave, et que la voix de Mlle Dixsaut chancelait puis se taisait, Armelle attrapait la main de son amie et la serrait très fort.