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« Sur le Vél d'Hiv, dis-je. C'est bientôt le soixantième anniversaire.

— Tu veux parler de cette rafle pendant la guerre ? » demanda Christophe, la bouche pleine.

J'allais lui répondre quand je remarquai que la fourchette de Guillaume s'était stoppée net entre son assiette et sa bouche.

« Oui, la grande rafle du vélodrome d'Hiver, dis-je.

— N'est-ce pas ce truc qui s'est passé en dehors de Paris ? » continua Christophe en mâchonnant.

Guillaume avait doucement reposé sa fourchette. Ses yeux s'étaient fixés sur les miens. Des yeux sombres au-dessus d'une bouche fine et délicate.

« Un coup des nazis, je suppose », dit Hervé, en resservant du chardonnay. Aucun des deux ne semblait avoir remarqué la crispation sur le visage de Guillaume. « Les nazis qui arrêtaient les juifs pendant l'Occupation.

— En fait, ce n'était pas les Allemands… commençai-je.

— C'était la police française, m'interrompit Guillaume. Et cela s'est passé en plein Paris. Dans un stade où se déroulaient de célèbres courses cyclistes.

— Ah oui ? Vraiment ? demanda Hervé. Je croyais que c'était les nazis et que ça s'était passé en banlieue.

— Je fais des recherches sur le sujet depuis une semaine, dis-je. Sur ordre des Allemands, oui, mais exécuté par la police française. On ne t'a pas appris ça à l'école ?

— Je ne m'en souviens pas. Je ne crois pas », admit Christophe.

Les yeux de Guillaume me regardèrent à nouveau, comme pour m'extirper quelque chose, me tester. Cela me perturbait.

« C'est inouï, dit Guillaume avec un sourire ironique, le nombre de Français qui ne savent toujours pas ce qui s'est passé. Et les Américains ? Vous étiez au courant avant d'avoir à travailler sur le sujet, Julia ? »

Je ne détournai pas le regard.

« Non, je ne savais pas et on ne m'en avait pas parlé quand j'étais à l'école à Boston, dans les années soixante-dix. Mais à présent, j'en sais davantage. Et ce que j'ai lu m'a bouleversée. »

Hervé et Christophe se taisaient. Ils semblaient perdus, ne sachant que dire. Guillaume prit finalement la parole.

« En juillet 1995, Jacques Chirac fut le premier président de la République française à attirer l'attention sur le rôle joué par le gouvernement français pendant l'Occupation. Et plus particulièrement à propos de cette rafle. Son discours a fait la une de tous les journaux. Vous vous souvenez ? »

J'étais tombée sur le discours de Chirac au cours de mes recherches. Il avait été très explicite. Mais cela m'avait échappé quand j'avais entendu la nouvelle six ans auparavant. Et les garçons – je les appelais toujours comme ça, c'était plus fort que moi – n'avaient à l'évidence aucun souvenir de ce discours. Ils regardaient Guillaume avec de grands yeux pleins d'embarras. Hervé fumait cigarette sur cigarette et Christophe se rongeait les ongles, ce qu'il faisait chaque fois qu'il se sentait nerveux ou mal à l'aise.

Un grand silence s'abattit sur le dîner. C'était étrange que cette pièce soit silencieuse. Il y avait eu tant de fêtes bruyantes et joyeuses ici, des gens qui éclataient de rire, des blagues sans fin, de la musique assourdissante. Tant de jeux, de discours d'anniversaire, de danse jusqu'à l'aube, malgré les voisins grincheux qui tapaient au plafond avec un balai.

Le silence était pesant et douloureux. Quand Guillaume se remit à parler, sa voix avait changé. Son visage aussi. Il avait pâli et ne pouvait plus nous regarder dans les yeux. Il gardait la tête baissée dans son assiette, qu'il n'avait pas touchée.

« Ma grand-mère avait quinze ans le jour de la rafle. On lui a dit qu'elle était libre parce qu'on ne prenait que les enfants les plus jeunes, entre deux et douze ans, avec leurs parents. Elle resta seule. Ils emmenèrent tous les autres. Ses petits frères, sa petite sœur, sa mère, son père, son oncle. C'était la dernière fois qu'elle les voyait. Personne ne revint. Personne. »

Les yeux de la fillette ne se remettaient pas de horreurs de la nuit. Ils en avaient trop vu. Peu avant l'aube, la femme enceinte avait donné prématurément naissance à un enfant mort-né. La fillette avait été témoin des hurlements et des larmes. Elle avait vu apparaître la tête du bébé, maculée de sang, entre les jambes de sa mère. Elle savait qu'il aurait mieux valu détourner le regard mais cela avait été plus fort qu'elle, elle n'avait pu s'empêcher de fixer la scène, avec une fascination mêlée d'horreur. Elle avait vu le bébé mort, sa peau grise et cireuse, qui semblait une poupée racornie et qu'on s'était empressé de dissimuler sous un drap sale. La femme poussait d'insupportables gémissements que personne ne pouvait arrêter.

À l'aube, son père avait glissé sa main dans la poche de la fillette pour prendre la clef du placard. Puis il était allé parler à un policier. Il avait montré la clef. Expliqué la situation. Il avait tenté de garder son calme, cela n'avait pas échappé à sa fille, mais à présent il avait atteint ses limites. Il expliqua qu'il devait absolument aller chercher son fils, qui n'avait que quatre ans. Il fallait qu'il retourne à l'appartement. Il prendrait son fils et reviendrait immédiatement, promis. Le policier lui rit au nez en lui disant : « Et tu crois que je vais te faire confiance, mon pauvre gars ? » Le père insista, proposa au policier que celui-ci l'accompagne, répéta qu'il allait juste récupérer son enfant, qu'il reviendrait tout de suite après. Le policier lui demanda de dégager. Le père retourna s'asseoir à sa place, les épaules rentrées. En pleurant.

La fillette lui prit la clef et la remit dans sa poche. Elle se demanda combien de temps son petit frère tiendrait le coup. Il devait l'attendre. Il lui faisait confiance. Une confiance totale, absolue.

Elle ne supportait pas l'idée de savoir qu'il attendait, seul et dans l'obscurité. Il devait avoir faim, soif. Il n'avait probablement plus d'eau depuis longtemps. Plus de piles pour la lampe de poche. Mais tout valait mieux que d'être coincé ici, c'était ce qu'elle pensait. Rien ne pouvait être pire que cet enfer de puanteur, de chaleur suffocante, de poussière, de gens qui hurlaient ou mouraient.

Elle regarda sa mère qui, recroquevillée sur elle-même, n'avait pas ouvert la bouche depuis deux heures. Puis elle regarda son père, son visage hagard, ses yeux creusés. Puis autour d'elle. Elle vit Eva et ses pauvres enfants épuisés, pitoyables. Elle vit des familles, tous ces gens qu'elle ne connaissait pas, mais qui, comme elle, portaient une étoile jaune sur la poitrine. Elle vit ces milliers d'enfants, agités, surexcités, affamés, assoiffés, les plus petits qui ne comprenaient rien, qui trouvaient que ce jeu étrange avait trop duré et qui réclamaient de rentrer à la maison, pour retrouver leur lit et leur nounours.

Elle essaya de se reposer, en posant son menton sur ses genoux. La chaleur, qui s'était un peu atténuée, revint avec les premiers rayons du soleil. Elle ne voyait pas comment elle pourrait supporter une journée de plus dans cet endroit. Elle se sentait très affaiblie, très fatiguée. Sa gorge était sèche comme du parchemin. Son estomac était douloureux à force d'être vide.

Au bout d'un moment, elle piqua du nez. Elle rêva qu'elle retournait chez elle, qu'elle retrouvait sa petite chambre qui donnait sur la rue, qu'elle traversait le salon où le soleil entrait par les fenêtres et dessinait de jolis motifs lumineux sur le marbre de la cheminée et la photographie de sa grand-mère. Dans son rêve, elle entendait le professeur de violon qui jouait de l'autre côté de la cour verdoyante. « Sur le pont d'Avignon, on y danse, on y danse, sur le pont d'Avignon, on y danse tous en rond. » Sa mère préparait le dîner en chantonnant, « les beaux messieurs font comme ça, et puis encore comme ça ». Son petit frère jouait avec son train rouge dans le couloir, le faisant rouler le long des lattes du parquet, avec des bing et des bang. « Les belles dames font comme ça, et puis encore comme ça. » Elle pouvait sentir le parfum de sa maison, cette odeur réconfortante de cire et d'épices à laquelle se mêlaient les bons effluves des plats que cuisinait sa mère. Il y avait aussi la voix de son père, qui faisait la lecture à sa femme. Ils étaient en sécurité. Ils étaient heureux.