Elle sentit une main fraîche se poser sur son front. Elle leva les yeux et vit une jeune femme coiffée d'un voile bleu marqué d'une croix.
La jeune femme lui sourit en lui tendant un verre d'eau froide qu'elle but avidement. Puis l'infirmière lui donna un biscuit sec et des sardines en boîte.
« Il faut être courageuse », murmura la jeune femme.
Mais la fillette vit qu'elle aussi, comme son père, disait cela avec des larmes dans les yeux.
« Je veux partir d'ici », murmura la fillette. Elle voulait retourner dans son rêve, dans ce havre de paix et de sécurité.
L'infirmière hocha la tête. Elle tenta un autre sourire, mais c'était un petit sourire triste.
« Je comprends. Je ne peux rien faire. Je suis désolée. »
Elle se releva et se dirigea vers une autre famille. La fillette la retint par la manche.
« S'il vous plaît, dites-moi quand nous allons partir d'ici. »
L'infirmière secoua la tête et caressa doucement la joue de la fillette. Puis elle s'éloigna.
La fillette crut devenir folle. Elle avait envie de hurler, de donner des coups de pied, elle voulait quitter cet endroit hideux et terrible. Elle voulait rentrer chez elle, retourner à sa vie d'avant, à sa vie d'avant l'étoile jaune, d'avant les coups de poing des policiers contre la porte.
Pourquoi cela lui arrivait-il, à elle ? Qu'avait-elle fait, qu'avaient fait ses parents, pour mériter ça ? Pourquoi était-il si grave d'être juif ? Pourquoi traitait-on les Juifs de cette façon ?
Elle se rappelait le premier jour où elle avait dû porter l'étoile à l'école. Le moment où elle était entrée en classe et où tous les yeux s'étaient braqués sur elle. Une grande étoile jaune, large comme la paume de la main de son père, sur sa poitrine menue, Puis elle avait vu qu'elle n'était pas la seule, que d'autres filles de sa classe en portaient une aussi.
C'était le cas d'Armelle. Elle en avait éprouvé du soulagement.
Pendant la récré, toutes les filles à étoile jaune s'étaient regroupées. Les autres élèves, celles auparavant étaient leurs amies, les montraient du doigt. Mlle Dixsaut avait pourtant bien insisté sur le fait que cette histoire d'étoile ne devait rien changer Toutes les élèves continueraient d'être traitées à égalité, comme avant, avec ou sans étoile.
Mais le beau discours de Mlle Dixsaut n'avait rien arrangé. À partir de ce jour, la plupart des filles n'adressèrent plus la parole à celles qui portaient une étoile jaune ou, pis, les fixaient avec dédain. Cela, elle ne pouvait le supporter. Puis il y avait eu ce garçon, Daniel, qui leur avait murmuré, à Armelle et à elle, dans la rue, devant l'école, d'une bouche déformée par la cruauté : « Vos parents sont de sales Juifs, vous êtes de sales Juives ! » Comment ça, sales ? Pourquoi être juif serait-il être sale ? Cela la rendait triste, honteuse, lui donnait envie de pleurer. Armelle n'avait pas répondu au garçon, elle s'était juste mordu les lèvres jusqu'au sang. C'était la première fois qu'elle avait vu son amie avoir peur.
La fillette avait voulu arracher son étoile. Elle avait dit à ses parents qu'elle refusait de retourner à l'école comme ça. Mais sa mère avait dit non, qu'elle devait au contraire en être fière, fière de son étoile. Et son frère avait fait un caprice parce que lui aussi en voulait une. Mais il avait moins de six ans, avait expliqué la mère doucement. Il fallait qu'il attende encore deux ans. Alors il avait boudé tout l'après-midi.
Elle pensait encore et encore à son petit frère, seul dans son placard noir et profond. Elle aurait voulu prendre son petit corps chaud entre ses bras, embrasser ses boucles blondes, son petit cou dodu. Elle glissa la main dans sa poche et serra la clef de toutes ses forces.
« Je me moque de ce qu'on me dit, se murmura-t-elle à elle-même. Je vais trouver un moyen de sortir d'ici pour aller le sauver. Je suis sûre que je vais trouver un moyen. »
Après le dîner, Hervé nous offrit du limoncello, une liqueur de citron du sud de l'Italie que l'on servait glacée et qui avait une couleur jaune magnifique. Guillaume sirotait son verre doucement. Il n'avait pas dit grand-chose pendant le repas. Il avait l'air abattu. Je n'osai pas ramener le sujet du Vél d'Hiv sur le tapis. Ce fut lui qui se pencha vers moi.
« Ma grand-mère est vieille maintenant, dit-il. Elle ne veut plus en parler. Mais elle m'a raconté tout ce que je devais savoir, elle m'a tout raconté à propos de cette journée. Je crois que le pire pour elle fut d'avoir survécu alors que tous les autres étaient morts. De devoir continuer à vivre sans eux. Sans sa famille. »
Je ne savais pas quoi dire. Les garçons aussi restaient silencieux.
« Après la guerre, ma grand-mère est allée à l'hôtel Lutetia sur le boulevard Raspail, tous les jours, poursuivit Guillaume. C'était là que l'on pouvait obtenir des renseignements sur ceux qui avaient pu rentrer des camps. Il y avait des listes et des organisations qui s'occupaient des survivants. Elle s'y rendait chaque jour et attendait. Et puis elle a cessé d'y aller. Elle avait entendu parler de ce qui s'était passé dans les camps. Elle avait compris qu'ils étaient tous morts. Qu'aucun ne reviendrait. Personne n'avait réellement su ce qui s'y passait auparavant. Mais à présent, les survivants racontaient leur histoire et tout le monde découvrait l'horreur. »
Nous gardions le silence.
« Vous savez ce que je trouve le plus choquant à propos du Vél d'Hiv ? dit Guillaume. Son nom de code. »
Je le connaissais, grâce à mes longues recherches.
« Opération Vent printanier, murmurai-je.
— Un nom charmant, n'est-ce pas, pour une chose aussi horrible, dit-il. La Gestapo avait demandé à la police française de « livrer » un certain nombre de Juifs entre seize et cinquante ans. La police française s'était montrée zélée, bien décidée à déporter un maximum de Juifs et pour cela avait aussi arrêté les petits enfants, ceux nés en France. Des enfants français.
— La Gestapo n'avait pas exigé ces enfants ? demandai-je.
— Non, répondit-il. Pas à ce moment-là. La déportation des enfants aurait révélé la vérité : il aurait alors été évident que tous les Juifs n'étaient pas envoyés en camps de travail, mais à la mort.
— Alors pourquoi avait-on arrêté les enfants ? » demandai-je.
Guillaume prit une petite gorgée de limoncello.
« La police française pensait probablement que les enfants des Juifs, même s'ils étaient nés en France, n'en restaient pas moins des Juifs. Pour finir, la France envoya environ quatre-vingt mille Juifs dans les camps de la mort. Seuls deux mille d'entre eux survécurent. Mais quasiment aucun enfant. »
En rentrant chez moi, je ne pouvais me sortir de la tête le regard sombre et triste de Guillaume. Il m'avait proposé de me montrer des photos de sa grand-mère et de sa famille. Je lui avais laissé mon numéro de téléphone. Il avait promis de m'appeler bientôt.