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Son père la regardait toujours et elle savait qu'il lisait toutes ses pensées. Il lui dit très calmement qu'ils étaient en grand danger. Il ne savait pas où on les emmenait. Il ne savait pas non plus ce qui allait leur arriver. Mais ce qu'il savait, c'était que s'il essayait de s'échapper maintenant, il serait tué. Abattu, immédiatement, devant elle, devant sa mère. Et si cela arrivait, ce serait vraiment la fin. Sa mère et elle seraient toutes seules. Il devait rester près d'elles, pour les protéger.

La fillette l'écoutait. Elle ne lui avait jamais entendu cette voix auparavant. C'était la même voix que pendant les conversations secrètes et nocturnes, ces conversations si pleines d'inquiétude. Elle essayait de comprendre. Elle faisait des efforts pour que l'angoisse ne se lise pas sur son visage. Mais son frère… C'était sa faute ! C'était elle qui lui avait dit d'attendre dans le placard. Tout était sa faute. Il aurait pu être ici avec eux. Être ici et lui tenir la main, si elle ne s'en était pas mêlée.

Elle se mit à pleurer et ses larmes lui brûlaient les yeux et les joues.

« Je ne savais pas ! sanglota-t-elle. Papa, je ne savais pas, je croyais qu'on reviendrait vite, je croyais qu'il était en sécurité. » Puis elle leva les yeux vers lui. Sa voix était pleine de fureur et de souffrance et elle frappa de ses petits poings contre la poitrine de son père. « Tu ne m'as jamais rien dit, Papa, tu ne m'as jamais expliqué, tu ne m'as jamais dit pour le danger, jamais ! Pourquoi ? Tu croyais que j'étais trop petite pour comprendre, c'est ça ? Tu voulais me protéger ? C'est cela que tu essayais de faire ? »

Elle ne pouvait pas regarder le visage de son père un instant de plus. Il était si pétri de tristesse, de désespoir. Ses larmes finirent d'effacer l'image de ce visage de douleur. Elle pleura, la tête entre ses mains, toute seule. Son père n'essaya pas de s'approcher. Pendant ces minutes affreuses et solitaires, la fillette comprit. Elle n'était plus une petite fille de dix ans. Elle était bien plus grande. Plus rien ne serait comme avant. Pour elle. Pour sa famille. Pour son frère.

Elle explosa une dernière fois, tirant son père par le bras avec une violence qu'elle ne se connaissait pas.

« Il va mourir ! Il mourra, c'est sûr !

— Nous sommes tous en danger, répliqua-t-il enfin. Toi et moi, ta mère, ton frère, Eva et ses fils, et tous ces gens qui sont là avec nous. Tout le monde. Je suis avec toi. Et nous sommes avec ton frère. Il est dans nos prières et dans nos cœurs. »

Avant qu'elle puisse répondre, on les poussa dans le train, un train sans sièges, un wagon tout nu. Un train pour le transport des bestiaux. Qui sentait fort et qui était dégoûtant. Debout près de la porte, la fillette jeta un dernier coup d'œil à la gare grisâtre et poussiéreuse.

Sur le quai d'en face, une famille attendait son train. Le père, la mère et leurs deux enfants. La mère était jolie et portait un petit chignon fantaisie. Ils partaient probablement en vacances. Il y avait une fille qui devait avoir son âge. Elle portait une jolie robe lilas. Ses cheveux étaient propres et ses chaussures cirées.

Les deux fillettes croisèrent leurs regards de chaque côté du quai. La jolie maman bien coiffée regardait aussi. La fillette du train savait que son visage plein de larmes était noir de crasse, que ses cheveux étaient sales. Mais elle ne baissa pas la tête de honte. Elle se tint droite, le menton relevé. Et essuya ses larmes.

Quand les portes furent refermées, quand le train se secoua et que les roues commencèrent à crisser sur les rails, elle regarda par une fente dans le métal. Elle n'avait pas quitté l'autre fillette des yeux. Elle la fixa jusqu'à ce que la petite silhouette dans la robe lilas ait totalement disparu.

Je n'avais jamais aimé le 15e arrondissement. Probablement à cause du monstrueux jaillissement d'immeubles modernes qui défiguraient les quais de la Seine, juste après la tour Eiffel, et auquel je n'avais jamais pu me faire, bien que tout cela ait été construit dans les années soixante-dix, avant que je n'arrive à Paris. Mais quand je m'engageai dans la rue Nélaton avec Bamber, là où se trouvait autrefois le vélodrome d'Hiver, je me dis que j'aimais encore moins ce quartier.

« Quelle rue sinistre ! », dit Bamber à voix basse. Puis il prit quelques photos.

La rue Nélaton était sombre et silencieuse. Le soleil y pénétrait à peine. D'un côté de la rue, se trouvaient des immeubles bourgeois de la fin du XIXe siècle. De l'autre, à l'emplacement du vélodrome d'Hiver, une construction marronnasse dans le style typique du début des années soixante s'élevait dans toute la laideur de sa couleur et de ses proportions. « Ministère de l'Intérieur », disait le panneau surplombant les portes vitrées automatiques.

« Étrange endroit pour construire un bâtiment officiel, tu ne trouves pas ? », remarqua Bamber.

Bamber n'avait réussi à trouver que deux photographies d'époque montrant l'ancien Vél d'Hiv. Je tenais l'une d'elles à la main. On y voyait une façade claire barrée de grosses lettres noires : « Vél d'Hiv » et une gigantesque porte, le long du trottoir une enfilade de bus et des gens vus de dessus. Le cliché avait probablement été pris depuis une fenêtre d'en face, le matin de la grande rafle.

Nous cherchâmes une plaque commémorative, quelque chose qui aurait indiqué ce qui avait eu lieu à cet endroit, mais en vain.

« Je ne peux pas croire qu'il n'y ait rien », dis-je. Ce fut boulevard de Grenelle, juste au coin de la rue, que nous tombâmes sur ce que nous cherchions. Un petit panneau, plutôt simple. Je me demandai si quelqu'un y avait déjà jeté un œil.

Les 16 et 17 juillet 1942, 13 152 Juifs furent arrêtés dans Paris et sa banlieue, déportés et assassinés à Auschwitz. Dans le Vélodrome d'Hiver qui s'élevait ici, 4 115 enfants, 2 916 femmes, 1 129 hommes furent parqués dans des conditions inhumaines par la police du gouvernement de Vichy par ordre des occupants Nazis. Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés. Passant, souviens-toi !

« Intéressant, pensa tout haut Bamber. Pourquoi autant de femmes et d'enfants et si peu d'hommes ?

— Des rumeurs sur le fait qu'une grande rafle se préparait circulaient, expliquai-je. Il y en avait déjà eu quelques-unes auparavant, notamment en août 1941. Mais jusque-là, on n'arrêtait que les hommes. Ces rafles n'avaient été ni aussi vastes ni aussi minutieusement préparées que celle-ci. C'est pourquoi elle est si tristement célèbre. La nuit du 16 juillet, la plupart des hommes se sont cachés, ils pensaient qu'on laisserait les femmes et les enfants tranquilles. Ils avaient tort.

— Depuis combien de temps les autorités avaient-elles planifié cette rafle ?

— Depuis des mois, répondis-je. Le gouvernement français travaillait de lui-même sur le projet depuis avril 1942, établissant la liste de tous les Juifs à arrêter. Plus de six mille policiers parisiens furent affectés à cette tâche. Au début, on avait choisi la date du 14 juillet. Mais c'est le jour où la France célèbre sa fête nationale. C'est pourquoi la date a été repoussée. »

Nous nous dirigeâmes vers la station de métro. C'était une rue lugubre. Lugubre et triste.

« Et que se passa-t-il ensuite ? demanda Bamber. Où emmena-t-on toutes ces familles ?

— On les enferma dans le Vél d'Hiv pendant quelques jours. On accepta finalement de laisser rentrer un groupe de médecins et d'infirmières. Tous ont décrit à quel point le chaos et le désespoir régnaient dans ce lieu. Puis on emmena les familles à la gare d'Austerlitz, et de là, dans des camps autour de Paris. Enfin, tout droit en Pologne. »