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Bamber haussa un sourcil.

« Des camps ? Tu veux dire qu'il y avait des camps de concentration en France ?

— Ces camps sont considérés comme les antichambres françaises d'Auschwitz. Le plus proche de Paris était Drancy. Il y avait aussi Pithiviers et Beaune-la-Rolande.

— Je me demande à quoi ressemblent ces endroits aujourd'hui, dit Bamber. On devrait aller voir.

— Nous irons », dis-je.

Nous fîmes une halte à l'angle de la rue Nélaton pour prendre un café. Je jetai un coup d'œil à ma montre. J'avais promis de rendre visite à Mamé aujourd'hui. Je savais que ce n'était plus possible. Trop tard. Je décidai de repousser à demain. Ce n'était jamais une corvée pour moi. Mamé était la grand-mère que je n'avais jamais eue. Les miennes étaient mortes quand je n'étais encore qu'une enfant. J'espérais juste que Bertrand daigne faire un effort, tant elle l'adorait.

Bamber ramena mes pensées vers le Vél d'Hiv.

« Avec tout ça, je me sens plutôt heureux de ne pas être français », dit-il.

Puis il se souvint.

« Oh, je suis désolé ! Tu es française, n'est-ce pas ?

— Oui, dis-je. Par alliance. J'ai la double nationalité.

— Je ne pensais pas ce que j'ai dit. » Il toussota. Il avait l'air embarrassé.

« C'est bon, ne t'en fais pas, dis-je en souriant. Tu sais, même après toutes ces années, ma belle-famille m'appelle toujours l'Américaine. »

Bamber sourit jusqu'aux oreilles.

« Et ça ne t'ennuie pas ? »

Je haussai les épaules.

« Parfois. J'ai passé plus de la moitié de ma vie en France. Je me sens vraiment d'ici à présent.

— Depuis combien de temps es-tu mariée ?

— Bientôt seize ans. Mais cela fait vingt-cinq ans que je suis ici.

— Tu as eu droit à un de ces mariages chic à la française ? »

J'éclatai de rire.

« Non, la cérémonie a été très simple. C'était en Bourgogne, dans la propriété de ma belle-famille, près de Sens. »

Ce jour me revint un court instant. Les parents des mariés – Sean et Heather Jarmond, Édouard et Colette Tézac – ne se dirent pas grand-chose. Comme si la branche française de la famille avait totalement oublié son anglais. Mais cela m'était égal. J'étais si heureuse. Le soleil brillait sur la petite église de campagne. Je portais une robe ivoire, toute simple, approuvée par ma belle-mère. Bertrand était éblouissant dans son habit gris. Magnifique aussi, le dîner dans la maison des Tézac. Du Champagne, des bougies et des pétales de roses. Charla fit un discours très drôle dans son français catastrophique, auquel je fus la seule à rire, tandis que Laure et Cécile prenaient un air affecté. Ma mère portait un tailleur rose pâle et me glissa à l'oreille : « J'espère que tu seras heureuse, mon ange. » Mon père valsait avec Colette, toujours raide comme un i. Il me semblait que ce souvenir avait des siècles.

« Est-ce que les États-Unis te manquent ? demanda Bamber.

— Non. Ce qui me manque, c'est ma sœur. Pas l'Amérique. »

Un jeune serveur nous apporta des cafés. Il jeta un coup d'œil aux cheveux couleur de feu de Bamber et eut un sourire niais. Puis il aperçut le nombre impressionnant d'appareils photo et d'objectifs.

« Touristes ? demanda-t-il. Vous prenez de jolies photos de Paris ?

— Non, pas touristes. Nous prenons juste de jolies photos de ce qui reste du Vél d'Hiv », dit Bamber dans son français où traînait un relent d'accent britannique.

Le serveur semblait surpris.

« Personne ne nous demande jamais pour le Vél d'Hiv, dit-il. Par contre, la tour Eiffel… Mais le Vél d'Hiv, ça…

— Nous sommes journalistes, dis-je. Nous travaillons pour un magazine américain.

— De temps en temps, je vois des familles juives, réfléchit le jeune homme. Surtout aux dates anniversaires, après le discours au Mémorial des bords de Seine. »

J'eus une idée.

« Vous ne connaîtriez pas quelqu'un, un voisin, qui pourrait nous parler de la rafle ? » demandai-je. Nous avions déjà interviewé plusieurs survivants. La plupart avaient écrit des livres pour raconter leur expérience, mais nous manquions de témoins. Nous voulions des Parisiens qui avaient assisté à la scène.

Je me sentis bête soudain. Ce jeune homme avait à peine vingt ans. Son propre père n'était probablement même pas encore né en 1942.

« Oui, j'en connais, répondit-il, à ma grande surprise. Si vous remontez la rue, vous allez croiser un marchand de journaux sur votre gauche. Demandez à l'homme qui le tient, il vous dira. Sa mère a vécu ici toute sa vie, elle doit savoir des choses. »

Il eut droit à un gros pourboire.

Ils avaient marché un temps infini dans la poussière, de la gare à un petit village, où, encore une fois les gens les avaient montrés du doigt en les regardant comme des bêtes curieuses. Ses pieds lui faisaient mal. Où se dirigeaient-ils à présent ? Qu'allait-il leur arriver ? Etaient-ils loin de Paris ? Le voyage en train n'avait pas duré plus de deux heures. Elle ne cessait de penser à son frère. À chaque kilomètre parcouru, son cœur se faisait un peu plus lourd. Comment pourrait-elle rentrer à la maison désormais ? Comment faire ? Penser qu'il était sans doute persuadé qu'elle l'avait oublié la rendait malade. Oui, c'était sûrement ce qu'il croyait dans l'obscurité de son placard. Il pensait qu'elle l'avait abandonné, qu'elle s'en fichait, qu'elle ne l'aimait pas. Il n'avait plus d'eau, plus de lumière et il avait peur. Elle l'avait laissé tomber.

Où étaient-ils ? Elle n'avait pas eu le temps de regarder le nom de la gare quand ils étaient arrivés. Mais elle avait remarqué ce qui attirait immanquablement l'attention d'un enfant des villes : la campagne bucolique, les grandes prairies vertes, les champs dorés. Le parfum enivrant de l'air frais et de l'été. Le vrombissement d'un bourdon. Les oiseaux dans le ciel. Les nuages blancs et cotonneux. Après la puanteur et la chaleur suffocante de ces derniers jours, elle prenait cela comme une bénédiction. Peut-être les choses ne se passeraient-elles pas si mal après tout.

Elle suivit ses parents au-delà de portes de fil de fer barbelé, encadrés par des gardes sévères portant des fusils. Puis elle aperçut les rangées de baraquements sombres. L'endroit était lugubre et tous ses espoirs disparurent. Elle se blottit contre sa mère. Les policiers commencèrent à donner des ordres en hurlant. Les femmes et les enfants devaient se diriger vers les baraquements situés à droite, les hommes vers ceux de gauche. Impuissante, agrippée à sa mère, elle regarda son père poussé vers un groupe d'hommes. Elle sentait la peur revenir parce qu'il n'était plus à ses côtés. Mais elle ne pouvait rien faire. Les fusils la terrifiaient. Sa mère ne bougeait pas. Ses yeux étaient vides. Morts. Son visage très pâle et maladif

La fillette prit la main de sa mère tandis qu'on les poussait vers les baraquements. À l'intérieur, l'espace était nu et sinistre. Des planches et de la paille. Puanteur et saleté. Les latrines étaient à l'extérieur, de simples lattes de bois posées sur des trous. On leur intima l'ordre de s'asseoir là, en groupe et de pisser et déféquer devant tout le monde, comme des animaux. Cela la révoltait. Elle sentait qu'elle ne pourrait pas le faire. Non, elle ne pouvait pas. Elle vit alors sa mère mettre ses jambes de chaque côté d'un trou. De honte, elle garda la tête baissée. Mais elle aussi finit par faire ce qu'on lui avait ordonné, accroupie, espérant que personne ne la regardait.