Juste au-dessus des barbelés, la fillette pouvait apercevoir le village. Le clocher sombre d'une église. Un château d'eau. Des toits et des cheminées. Des arbres. Elle pensa que là-bas, dans ces maisons si proches, les gens se couchaient dans leurs lits, qu'ils avaient des draps, des couvertures, de la nourriture et de l'eau. Qu'ils étaient propres, avec des vêtements qui sentaient bon. Personne ne leur criait dessus. Personne ne les traitait comme du bétail. Là, juste là, de l'autre côté de la barrière. Dans ce petit village coquet où sonnait le clocher de l'église. Où des enfants devaient être en vacances. Des enfants qui jouaient, qui partaient en pique-nique, qui s'amusaient à des parties de cache-cache. Des enfants heureux malgré la guerre et les restrictions alimentaires, malgré, peut-être, le départ des pères à la guerre. Heureux enfants, adorés et chéris. Elle ne comprenait pas comment il pouvait y avoir tant de différence entre ces enfants et elle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle et ces gens devaient être traités de la sorte. Qui avait décidé cela, et dans quel but ?
On leur donna une pauvre soupe aux choux. Elle était claire et pleine de sable. Ils n'eurent droit à rien d'autre. Puis elle vit des femmes dénudées, forcées de laver leur corps crasseux sous un filet d'eau qui tombait dans des bassines de fer rouillées. Elle les trouva laides et grotesques. Elle détesta les molles, les maigres, les vieilles, les jeunes. Elle détesta être obligée de les voir nues. Elle ne voulait pas les voir. Mais il ne pouvait en être autrement.
Elle se blottit contre le corps chaud de sa mère et essaya de ne plus penser à son petit frère. Son corps la grattait, son crâne aussi. Elle voulait se laver, se jeter dans un bon bain, dans son lit, dans les bras de son frère. Et dîner. Elle se demanda s'il existait quelque chose de pire que ce qui lui était arrivé ces derniers jours. Elle pensa à ses amies, aux autres petites filles de l'école qui portaient aussi l'étoile jaune. Dominique, Sophie, Agnès. Que leur était-il arrivé ? Certaines avaient-elles pu s'échapper ? Y en avait-il qui étaient à l'abri, cachées quelque part ? Armelle était-elle à l'abri avec sa famille ? La reverrait-elle jamais, elle et toutes les autres ? Pourrait-elle retourner à l'école en septembre ?
Cette nuit-là, elle ne dormit pas. Elle avait besoin de la présence réconfortante de son père. Son ventre lui faisait mal, elle le sentait se contracter. Elle savait qu'elles n'étaient pas autorisées à quitter les baraquements pendant la nuit. Elle serra les dents en se tenant le ventre. Mais la douleur s'intensifia. Elle se leva doucement, avança sur la pointe des pieds entre les rangées de femmes et d'enfants assoupis, jusqu'aux latrines qui se trouvaient à l'extérieur.
Des lampes à la lumière aveuglante balayaient le camp. Elle s'accroupit sur les planches. Elle regarda entre ses jambes et vit de gros vers blancs qui grouillaient dans l'épaisse masse de merde. Elle avait peur qu'un policier ne voie ses fesses du haut de son mirador, alors elle tira sa jupe sous ses hanches. Elle revint vite au baraquement.
À l'intérieur, l'air était lourd et chargé. Des enfants geignaient faiblement dans leur sommeil. Elle entendit une femme sangloter. Elle se tourna vers sa mère, observant son visage pâle et ravagé.
La femme heureuse et aimante n'était plus. La mère qui la berçait entre ses bras en lui murmurant des mots d'amour, de doux surnoms yiddish, avait disparu. Cette femme aux cheveux brillants couleur de miel et au visage voluptueux, que tous les voisins, tous les commerçants saluaient par son prénom. Celle qui avait ce parfum chaud et réconfortant de maman, qui sentait la bonne cuisine, le savon et les draps propres. Elle dont le rire était irrésistible et qui disait que malgré la guerre, ils s'en sortiraient parce qu'ils étaient une famille forte et bonne, une famille pleine d'amour.
Petit à petit, cette femme avait cédé la place à une chose désolée, pâle et maigre, qui ne riait ni ne souriait jamais, sentait le rance et l'aigre, dont les cheveux étaient devenus secs et cassants, leur miel ayant cédé la place au gris.
La fillette fut parcourue d'une horrible sensation. Sa mère était comme déjà morte.
La vieille femme nous regarda, Bamber et moi, avec des yeux humides et vitreux. Elle ne devait plus être loin des cent ans, pensai-je. Elle avait le sourire édenté d'un bébé. Mamé avait l'air d'une adolescente comparée à elle. Elle vivait juste au-dessus du magasin de son fils, le vendeur de journaux de la rue Nélaton. C'était un appartement exigu, encombré de meubles poussiéreux, de tapis mités et de plantes à moitié mortes. La vieille dame était assise dans un fauteuil fatigué, près de la fenêtre. Elle nous observa tandis que nous entrions et nous présentions. Elle avait l'air heureuse de divertir des visiteurs impromptus.
« Des journalistes américains, alors… dit-elle en nous appréciant, d'une voix chevrotante.
— Américains et britanniques, corrigea Bamber.
— Des journalistes intéressés par le Vél d'Hiv ? » demanda-t-elle.
Je sortis mon carnet et mon crayon et les posai en équilibre sur mes genoux.
« Vous souvenez-vous de quoi que ce soit à propos de la rafle, madame ? lui demandai-je. Pouvez-vous nous dire quelque chose, même un détail infime ? »
Elle laissa échapper une sorte de caquètement.
« Vous pensez que je ne me souviens pas, jeune femme ? Vous pensez que j'ai oublié, peut-être ?
— Eh bien, dis-je, c'était il y a un bout de temps, après tout.
— Quel âge avez-vous ? » demanda-t-elle sans ménagement.
Je sentis que je rougissais. Bamber dissimula un sourire derrière son appareil.
« Quarante-cinq, dis-je.
— Je vais avoir quatre-vingt-quinze ans », dit-elle, en découvrant largement ses gencives abîmées. « Le 16 juillet 1942, j'avais trente-cinq ans. Dix ans de moins que vous aujourd'hui. Et je me souviens de tout. »
Elle fit une pause. Ses faibles yeux regardèrent dans la rue.
« Je me souviens avoir été réveillée très tôt par le ronflement des bus. Juste sous mes fenêtres. J'ai regardé dehors et j'ai vu d'autres bus qui arrivaient. Et puis d'autres encore, et encore. Des bus des transports en commun, les bus que je prenais moi-même chaque jour. Blancs et verts. Il y en avait tant. Je me demandais ce qu'ils pouvaient bien faire ici. Puis j'ai vu des gens en sortir. Et tous ces enfants. Tellement d'enfants. Vous savez, c'est impossible d'oublier les enfants. »
Je notai tout tandis que Bamber la photographiait.
« Après un moment, je me suis habillée et je suis descendue avec mes garçons, qui étaient petits, à l'époque. Nous voulions savoir ce qui se passait, nous étions curieux. Nos voisins aussi sont descendus, et le concierge. C'est une fois dans la rue que nous avons vu les étoiles jaunes. Et là, nous avons compris. Ils regroupaient les Juifs.
— Aviez-vous la moindre idée de ce qui allait arriver à ces gens ? » demandai-je.
Elle haussa ses vieilles épaules.
« Non, dit-elle. Nous n'en avions pas la moindre idée. Comment aurions-nous su ? C'est seulement après la guerre que nous avons tout découvert. Nous pensions qu'on les envoyait travailler je ne sais où. Nous ne pensions pas que quelque chose de grave se tramait. Je me souviens que quelqu'un a dit : « C'est la police française, personne ne leur fera de mal. » Alors, nous ne nous sommes pas inquiétés. Le lendemain, bien que tout cela ait eu lieu en plein Paris, il n'y avait rien ni dans les journaux ni à la radio. Personne ne semblait s'en préoccuper. Alors nous non plus. Jusqu'à ce que je voie les enfants. »