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Chaque minute qui s'écoulait pesait comme du plomb. L'attente était interminable. Les sanglots et les larmes, elle les sentait remonter en elle. La panique revenait. Que ferait-elle s'il les ramenait dans le camp ? Comment tiendrait-elle le coup ? Comment ? Elle essaierait de s'enfuir encore, pensait-elle farouchement, et encore et encore. Elle ne ferait que ça.

Soudain, il prononça son nom. Et lui prit la main. La sienne était chaude et moite.

« Vas-y, dit-il, les dents serrées. Vas-y maintenant ! Vite ! » La sueur ruisselait sur ses joues rebondies.

Elle regarda les yeux dorés. Elle n'était pas sûre de comprendre. Il la bouscula vers l'ouverture dans le grillage, la plaquant contre le sol avec la main. Il souleva le barbelé et la poussa violemment. Elle sentit le métal lui égratigner le front. C'était fait. Elle se redressa maladroitement. Elle était libre. Elle était passée de l'autre côté.

Rachel n'en croyait pas ses yeux, figée de stupeur.

« Je veux y aller aussi », dit-elle.

Le policier l'attrapa fermement par le col.

« Non, toi tu restes. »

Rachel gémit.

« Ce n'est pas juste ! Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi ? »

Il la fit taire d'un geste menaçant. Derrière le grillage, la fillette ne bougeait pas, pétrifiée. Pourquoi Rachel ne pouvait-elle pas venir avec elle ? Pourquoi devait-elle rester dans le camp ?

« Je t'en prie, laisse-la partir. Monsieur, je t'en prie. »

Sa voix était douce et calme. Presque une voix de jeune femme.

Le policier était mal à l'aise, embarrassé. Mais il n'hésita pas longtemps.

« Allez, vas-y. » Et il poussa Rachel devant lui. « Dépêche-toi. »

Il tint de nouveau le barbelé tandis que Rachel rampait. Elle arriva bientôt près de la fillette, le souffle court.

Le jeune homme fouilla dans ses poches et en retira quelque chose qu'il tendit à la fillette à travers le grillage.

« Prends ça. » C'était un ordre.

La fillette regarda la liasse de billets qu'elle tenait désormais dans sa main, puis l'engouffra dans la poche où se trouvait la clef.

L'homme se retourna vers les baraquements en fronçant les sourcils.

« Pour l'amour de Dieu, courez ! Mais courez donc ! Vite. S'ils vous voient… Arrachez vos étoiles. Cherchez de l'aide. Et surtout, soyez prudentes ! Bonne chance ! »

La fillette aurait voulu le remercier pour son aide, Pour l'argent, lui dire au revoir, mais Rachel l'avait déjà attrapée par le bras et l'entraînait dans sa course. Elles coururent à perdre haleine parmi les blés, droit devant elles, les poumons brûlants, les bras et les jambes volant en tous sens. S'éloigner du camp. Aller loin, loin ! Le plus loin possible.

En rentrant chez moi, je me rendis compte qu'une désagréable sensation de nausée ne me quittait plus depuis des jours. Je n'y avais pas fait attention jusque-là, plongée que j'étais dans mes recherches sur le Vél d'Hiv. Et puis, il y avait eu cette révélation sur l'appartement de Mamé. Mais ce n'était pas cela qui m'avait mis la puce à l'oreille. C'était mes seins. Ils étaient tendus, douloureux. Je vérifiai alors où j'en étais dans mon cycle. J'avais du retard. Cela m'était déjà arrivé par le passé. Je décidai cependant d'aller chercher un test de grossesse à la pharmacie. Pour en avoir le cœur net.

Elle était bien là. La petite ligne bleue. J'étais enceinte. Enceinte ? Je n'arrivais pas à y croire.

J'allai m'asseoir dans la cuisine, en osant à peine respirer.

Ma dernière grossesse, cinq ans auparavant et après deux fausses couches, avait été un cauchemar. J'avais eu des saignements et des douleurs dès le début, puis on s'était aperçu que l'œuf se développait hors de l'utérus dans une de mes trompes. Il avait fallu m'opérer. Une opération délicate. Suivie de complications, tant physiques que psychologiques. J'avais mis très longtemps à m'en remettre. Un de mes ovaires avait dû être enlevé et le chirurgien émettait les plus grandes réserves quant à la possibilité d'une future grossesse. De plus, j'avais déjà quarante ans. Il y avait eu une telle déception, une telle tristesse sur le visage de Bertrand ! Il n'en parlait jamais, mais je le sentais. Je le savais. Qu'il refuse de parler de ses sentiments rendait les choses pires encore. Il gardait tout au fond de lui, ne partageait rien avec moi. Les mots jamais prononcés devinrent une réalité silencieuse et invisible entre nous. Je ne pouvais parler de ce drame qu'à mon psychiatre. Ou à mes plus proches amis.

Je me souvenais d'un récent week-end en Bourgogne. Nous avions invité Isabelle, son mari et leurs enfants. Leur fille Mathilde avait l'âge de Zoë. Matthieu était plus petit. Cette façon qu'avait eue Bertrand de regarder le petit garçon, délicieux bout de chou de quatre ou cinq ans… Il ne le quittait pas des yeux, il passait son temps à jouer avec lui, il le portait sur ses épaules, lui souriait, avec un brin de tristesse et de regret dans le regard. C'était insupportable. Isabelle m'avait surprise en train de pleurer dans la cuisine pendant que, dehors, tout le monde finissait sa quiche lorraine. Elle m'avait serrée très fort dans ses bras, puis nous avions bu un grand verre de vin en écoutant à fond un vieux tube de Diana Ross. « Ce n'est pas ta faute, ma cocotte, non, pas ta faute. Mets-toi bien ça dans la tête. »

Je me suis sentie inutile pendant très longtemps. La famille Tézac avait fait preuve de discrétion et de gentillesse à propos de tout ça, cependant cela ne m'empêcha pas de penser que j'avais été incapable de donner à Bertrand ce qu'il désirait le plus au monde : un deuxième enfant. Et surtout, un fils. Bertrand avait deux sœurs. Il était le seul garçon de la famille. Sans héritier mâle, le nom disparaîtrait. Je n'avais pas mesuré l'importance que cela avait dans cette famille.

Quand j'avais insisté pour qu'on continue à m'appeler « Julia Jarmond » malgré mon statut de femme mariée, j'avais rencontré un silence stupéfait. Ma belle-mère, Colette, m'expliqua avec un sourire confît qu'en France une telle attitude était, comment dire… moderne. C'est-à-dire trop moderne. Une revendication féministe qui passait mal de ce côté-ci de l'Atlantique. En France, une femme mariée se devait de porter le nom de son mari. Ce qui voulait dire que, pour le reste de ma vie, je devenais Mme Bertrand Tézac. Je me souviens l'avoir gratifiée de mon sourire « Ultrabrite » en lui disant avec désinvolture que je m'en tiendrais à « Jarmond », un point c'est tout. Elle n'avait rien ajouté mais, depuis ce jour, Édouard et elle me présentaient toujours en disant « la femme de Bertrand ».

Je me penchai sur la ligne bleue. Un bébé. Un bébé ! Un sentiment de joie et de bonheur profonds l'emporta sur tout le reste. J'allais avoir un bébé ! Je parcourus la cuisine si familière du regard. Puis j'allai me mettre à la fenêtre et regardai la cour sombre et vétusté. Fille ou garçon, cela m'était égal. Je savais que Bertrand espérait un garçon. Mais si c'était une fille, j'étais sûre qu'il l'aimerait tout autant. Un deuxième enfant. Ce que nous attendions depuis si longtemps. Ce que nous n'espérions plus. La sœur ou le frère dont Zoë n'osait même plus parler. Tout comme Mamé.